La loi sur le renseignement doit être discutée mardi 5 mai à l'Assemblée nationale, en procédure d'urgence. Des citoyens de tous les bords se sont réunis pour appeler, un à un, les députés, et leur demander de réfléchir. Reportage sur un nouveau mode de mobilisation.
« Allô ? Bonjour, je souhaiterais parler à M. Christian Eckert, député des Bouches-du-Rhône. » Claire est là depuis deux heures, et a déjà appelé quatre députés. « Je n'en ai eu aucun », se déplore-t-elle. Enfin quelqu'un décroche, un assistant parlementaire. Claire prend sa voix la plus polie : « Pourrais-je parler à M. Christian Eckert ? Je souhaiterais connaître sa position à propos de la loi sur le renseignement. »
Ecouter Claire au téléphone :
A côté, Chantal hausse soudain le ton : Razzi Hammadi, député socialiste de Seine-Saint-Denis, accepte de lui répondre. Au bout de quelques minutes, elle raccroche, dépitée : « Il me dit que la loi servira justement à encadrer les services de renseignement, je n'ai pas su quoi lui répondre... » Arthur ne se démonte pas et lance à la volée : « Qui le rappelle ? »
Chantal joint Razzi Hammadi
Nous sommes lundi 4 mai, moins de 24 heures avant le vote par l'Assemblée nationale du projet de loi sur le renseignement. Depuis dix heures du matin, une trentaine de personnes est présente en permanence dans le local du Tank, espace de travail coopératif. Ils passent pour une heure, deux heures ou toute la journée et se relaient dans un joyeux brouhaha de coups de fils.
Le Parlement n'a pas eu le temps de débattre à fond
Dans l'assemblée, de simples citoyens, des militants des droits de l'homme (Amnesty International, Ligue des droits de l'Homme) ou des libertés du net (Quadrature du net), des écolos, des étudiants avertis, des amis d'amis, et même des politiques comme Eva Joly, ancienne candidate EELV (Europe Ecologie Les Verts) à la présidentielle, Pierre Laurent, secrétaire national du Parti Communiste, ou encore Sergio Coronado. Le député vert salue l'initiative citoyenne. La procédure accélérée choisie par le gouvernement « prive le Parlement d'un temps de débat nécessaire », regrette-t-il.
Ecouter Sergio Coronado :
Sergio Coronado, député EELV des Français établis hors de France
« On ne pouvait pas laisser passer ce projet de loi sans un minimum de débat », poursuit Julien Bayou, qui est à l'initiative de cette journée de mobilisation. Le porte-parole d'EELV est aujourd'hui présent sans étiquette politique. Avec son comparse Elliot Lepers, ils ont décidé d'inciter les citoyens à appeler leurs députés pour leur parler du sujet. L'invitation a été lancée sur les réseaux sociaux, proposant à quiconque de simplement venir avec son téléphone. « L'idée c'est de montrer aux gens qu'ils peuvent facilement avoir leur député au téléphone, ou son assistant, et lui parler de cette loi, poursuit Arthur, militant écolo venu prêter main forte. On reprend les méthodes des lobbys pour influencer le processus de formulation des politiques publiques. »
Au mur, chaque député a sa fiche. Les pastilles de couleur s'ajoutent les unes après les autres : vert quand ils voteront contre la loi, rouge quand ils voteront pour. Des post-its indiquent ceux qu'il faut rappeler. « C'est gravissime, on est à la veille d'un vote extrêmement important et beaucoup de députés ne sont même pas en mesure de donner leur position », poursuit le jeune homme. Il espère donc que l'opération permettra au moins de convaincre quelques députés indécis. L'UDI centriste a par exemple été particulièrement ciblée.
Des algorithmes scrutant toutes les données personnelles
Si peu de députés changeront d'avis, l'initiative aura au moins permis d'unir une diversité d'opposants au projet de loi. Tous convergent pour contester un texte instaurant « une surveillance généralisée des citoyens », explique Christopher Talib, de l'association La Quadrature du Net. Les « boîtes noires », ces algorithmes qui passeront au crible toutes nos données personnelles à la recherche de mots clés, cristallisent les inquiétudes. « Tout le monde va y passer, s'insurge le chargé de campagne, c'est la pêche au chalut ! »
Ecouter Christopher Talib :
Christopher Talib, de la Quadrature du net
La loi est présentée par le gouvernement comme anti-terroriste, « mais en fait, son champ d'application est beaucoup plus large, souligne Christopher. Elle peut être utilisée dans le cadre de la défense d'intérêts économiques. Par exemple, pourra-t-on surveiller les faucheurs d'OGM sous prétexte qu'ils mettent en danger l'industrie des semences ? Des mouvements politiques et sociaux pourraient se retrouver visés par les algorithmes des boîtes noires. »
Une journée sur la démocratie participative
Dix-huit heures, la mobilisation se poursuit sous la pluie place des Invalides, juste à côté de l'Assemblée nationale. Dans la foule, Ben Lefetey, le porte-parole du collectif d'opposants au barrage de Sivens. Que fait-il dans la capitale ? « Demain [mardi 5 mai - NDLR], je me rends au colloque organisé par Ségolène Royal. » La ministre organise en effet ce mardi une journée sur « la démocratie participative et du dialogue environnemental. » A suivre en direct ici
Ce n'est qu'un hasard du calendrier, mais la concomitance des deux événements se remarque. Le même jour, les députés votent un texte dénoncé comme mettant les citoyens sur écoute, et la ministre de l'Ecologie propose une grande réflexion sur leur participation aux décisions publiques. « Ils veulent un peu trop écouter les citoyens », note ironiquement le porte-parole.
Chez Amnesty International France, Cécile Coudriou remarque qu'« on ne peut pas demander aux citoyens de s'engager dans le débat et en même temps tous les considérer comme des suspects potentiels. »
Ben Lefetey dit être présent dans la manifestation en tant que militant écolo, car il estime que l'affaire est claire : « On est ciblés. Cette loi sur le renseignement est une opportunité pour le gouvernement de mieux contrer les mouvements de contestation tels que ceux menés par les zadistes ou la Confédération paysanne. En ce moment, il y a déjà beaucoup de pression, de décisions de justice contre ce type de mouvements. Mais avec la loi sur le renseignement, on passe à une autre échelle. »
"Plus les gens auront peur d'être surveillés, moins ils s'engageront"
L'engagement de certains citoyens dans ces mouvements pourrait aussi être freiné, selon lui. « A Sivens, certains nous ont soutenu de façon très discrète car ils avaient peur de leur employeur, qu'ils travaillaient dans l'administration ou la construction, raconte-t-il. Plus les gens auront peur d'être surveillés, moins ils s'engageront dans les luttes. »
Pour lui il y a deux poids, deux mesures, et il est facile de comprendre de quel côté se trouve la priorité du gouvernement. Quand il s'agit du projet de loi sur le renseignement, l'exécutif choisit la procédure accélérée. En revanche, du côté du dialogue environnemental, il « est plus dans l'affichage. »
Du côté de l'opposition à l'aéroport de Notre-Dame des Landes, même constat. Françoise Verchère viendra au colloque de la ministre, mais elle aussi note la contradiction avec la loi sur le renseignement. « On l'a déjà fait remarquer à la commission sur le dialogue environnemental, explique-t-elle par téléphone à Reporterre. Avec cette loi, on cherche à nous faire passer pour de dangereux trublions, voire des terroristes. »
« C'est comme quand on a créé les relevés ADN, se rappelle-t-elle. On disait que ce serait uniquement pour les délinquants sexuels, et aujourd'hui on les utilise dans toutes les affaires. Donc les outils contre le terrorisme risqueraient d'être utilisés contre toute opposition sociale. »