Iran : Préparatifs de 'Battle Space' [nom d'un jeu vidéo de stratégie militaire futuriste, NdT] Par Alastair Crooke
Source : Strategic Culture, Alastair Crooke,
© Photo : Domaine public
Bernard Lewis, historien anglo-américain du Moyen-Orient, a exercé une considérable influence aux États-Unis - ses idées politiques ont influencé les présidents, les décideurs politiques et les groupes de réflexion, et elles continuent de le faire. Bien qu'il soit mort l'année dernière, ses visions dévastatrices continuent de façonner la manière dont les États-Unis perçoivent l'Iran. Mike Pompeo, par exemple, a écrit : « Je ne l'ai rencontré qu'une fois, mais j'ai lu presque tout ce qu'il a écrit. Une grande partie de ma compréhension du Moyen-Orient est due à son travail... C'était aussi un homme qui, comme moi, était convaincu que les Américains devaient avoir davantage confiance dans la grandeur de notre pays, pas moins ».
Le « plan Bernard Lewis », comme on l'a appelé, était un projet qui visait à faire éclater tous les pays de la région - du Moyen-Orient à l'Inde - selon des critères ethniques, sectaires et linguistiques. Une balkanisation radicale de la région. Un officier retraité de l'armée américaine, Ralph Peters, en a ensuite tiré une carte d'un Moyen-Orient « balkanisé ». Ben Gourion avait lui aussi une ambition stratégique similaire pour les intérêts israéliens.
L'influence de Lewis, cependant, est arrivée jusqu'au sommet : on a vu le président Bush muni d'un dossier des articles de Lewis alors qu'il se rendait à une réunion dans le Bureau ovale peu après le 11 septembre, seulement huit jours après les attaques contre le World Trade Center et le Pentagone, Lewis était alors en train d'informer Richard Perle, membre du Conseil de la politique de défense, assis aux côtés de son ami Ahmed Chalabi, le dirigeant du Congrès national irakien. Lors de cette réunion clé d'un conseil hautement influent auprès du secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld, les deux hommes ont appelé à une invasion de l'Irak.
Lewis a également développé l'idée plus large d'un monde musulman rétrograde, bouillonnant de haine contre un Occident vertueux et moderne. C'est lui, et non Samuel Huntington, qui a inventé l'expression « choc des civilisations » - ce qui implique en outre que l'Islam et l'Occident sont engagés dans une bataille existentielle pour leur survie.
A travers le prisme évangélique des décideurs politiques d'aujourd'hui, tels que Pompeo et Mike Pence, ce sombre pronostic s'est mué de « choc » des civilisations en bataille cosmique du bien contre le mal (l'Iran étant particulièrement identifié comme la source du mal cosmique dans le monde actuel).
C'est là le point essentiel : amener un changement de régime en Iran - la menace la plus fondamentale, selon les termes de Lewis - a toujours été un fantasme de Lewis. « Devrions-nous négocier avec les ayatollahs d'Iran ? » lui a à un moment demandé Henry Kissinger. « Certainement pas ! » a rétorqué Lewis sans équivoque. La position générale que l'Amérique devait adopter dans la région a été présentée en quelques mots à Dick Cheney : « Je crois que l'une des choses que vous devez faire aux Arabes est de les frapper d'un gros coup de bâton entre les deux yeux. Ils respectent la puissance ». Ce conseil orientaliste était bien sûr à appliquer « à la pelle » en ce qui concerne l'Iran et ses « Ayatollahs », selon Lewis : « La question que nous devrions nous poser est pourquoi ils n'ont pas peur de nous et ne nous respectent pas ? ».
Eh bien, maintenant, inspiré par son inspiration intellectuelle (Lewis), Pompeo, avec John Bolton, son collègue de Richard Perle du PNAC, semble avoir hâte de l'appliquer, en utilisant la recette de Lewis: « frapper l'Iran entre les deux yeux avec un gros bâton (de sanctions) ».[PNAC : Le Project for the New American Century est un think tank néoconservateur américain ayant fonctionné de 1997 à 2006].
Rien de neuf sous le soleil. Les États-Unis n'ont pas seulement feuilleté les livres de Lewis pour ainsi dire ; ils en suivent les préceptes depuis des décennies. Dès les années 1960, Lewis avait publié un livre qui soulignait les vulnérabilités potentielles, et donc l'exploitation éventuelle, des différences religieuses, ethniques et de classe sociale comme moyens de faire disparaître les États du Moyen-Orient.
En 2008, Seymour Hersh a signalé :
« Selon des sources militaires, du renseignement et du Congrès, actuelles et passées, à la fin de l'année dernière (2007), le Congrès a accepté la demande du président Bush de financer un accroissement majeur des opérations secrètes contre l'Iran. Celles-ci, pour lesquelles le Président a demandé jusqu'à quatre cents millions de dollars, ont été décrites dans un accord présidentiel signé par Bush, et avaient pour but de déstabiliser le gouvernement religieux du pays. Ces activités secrètes requièrent le soutien des groupes minoritaires arabes ahwazi et baloutches ainsi que d'autres organisations dissidentes...
« Les opérations clandestines contre l'Iran ne sont pas chose nouvelle. Les forces d'opérations spéciales des États-Unis mènent des opérations transfrontalières depuis le sud de l'Irak... depuis l'année dernière. Mais selon les responsables actuels et anciens, l'ampleur et la portée des opérations en Iran, qui impliquent la CIA et le Commandement des opérations spéciales interarmées (JSOC), ont été considérablement élargies. Nombre de ces activités ne sont pas précisées dans le nouvel écrit présidentiel, et certains dirigeants du Congrès se posent de sérieuses questions quant à leur nature. »
Et ces opérations viennent encore d'être accrues - comme l'a confirmé l'actuelle chef de la CIA, Gina Haspel, elle fait basculer des ressources de l'Agence pour se concentrer sur la Russie et l'Iran. Et les États-Unis implantent de façon systématique leurs bases militaires à des endroits proches des minorités ethniques de l'Iran.
Alors, quel en est le « but ultime » ? S'agit-il d'un battage électoral américain, destiné principalement à usage national? S'agit-il seulement de maîtriser et affaiblir l'Iran ? Ou alors tout cela a-t-il pour but de forcer l'Iran à négocier un « meilleur » PAGC ? Ou alors est-ce pour déclencher un changement de régime ?
Et bien, voilà où on en est : Pompeo a refusé de renouveler deux importantes dérogations aux sanctions américaines (en plus des diverses dérogations sur le pétrole). Ces deux refus ressemblent beaucoup à des « preuves tangibles » - révélant les véritables intentions de Pompeo et Bolton. L'une des dérogations annulées concerne l'exportation par l'Iran d'uranium faiblement enrichi, et l'autre l'exportation d'« eau lourde » du réacteur d'Arak.
Le problème est qu'en vertu du PAGC [L'accord de Vienne sur le nucléaire iranien ou plan d'action conjoint (en anglais : Joint Comprehensive Plan of Action ou JCPoA traduit en français par l'International Atomic Energy Agency comme Plan d'action global commun (PAGC) NdT], l'Iran n'est autorisé à accumuler aucune de ces deux substances au-delà de respectivement 300 kilos et 300 litres. L'Accord oblige donc l'Iran à exporter tout excédent potentiel qui pourrait dépasser ces limites. La première part vers la Russie (en échange d'uranium concentré brut), et la seconde est stockée à Oman.
Soyons très clairs: ces exportations ne procurent absolument aucun avantage nucléaire à l'Iran. Ils ne servent que les intérêts des signataires du JCPOA. Il s'agit d'articles « d'ordre administratif » du PAGC, c'est-à-dire qu'ils ne sont utiles qu'à ceux qui prônent la non-prolifération des matières liées au nucléaire. L'exportation est encadrée par l'Accord, et il est exigé que l'Iran s'y conforme.
Si ces exportations rentrent précisément dans le fonctionnement de l'accord nucléaire, alors pourquoi Pompéo refuserait-il de renouveler les dérogations à une telle composante structurelle de la non-prolifération ? Elles n'ont aucune importance économique per se.
La seule réponse doit être que Pompeo et Bolton essaient de pousser l'Iran à violer le JCPOA : ils tentent délibérément de provoquer le non-respect des accords par l'Iran et, de fait, le forcent à faire proliférer [son arsenal nucléaire NdT]. En effet, si ces substances ne peuvent pas être exportées, l'Iran sera obligé de les accumuler, en violation du PAGC (à moins que la procédure de règlement des différends du Conseil de Sécurité des Nations Unies intégrée dans le PAGC en décide autrement).
Mais pousser l'Iran à une violation formelle ouvre de nombreuses possibilités pour Bolton de provoquer davantage l'Iran, et peut-être même de le pousser à fournir aux États-Unis son casus belli pour détruire les installations d'enrichissement d'uranium iraniennes. Qui sait ?
Alors, comment les minorités ethniques iraniennes rentrent- elles dans le cadre ? (La majorité de la population iranienne est persane, estimée entre 51 et 65%. Les autres groupes ethnolinguistiques les plus importants sont: Azerbaïdjanais (16-25 %), Kurdes (7-10%), Lurs (environ 7%), Mazandaranis et Gilakis (environ 7%), Arabes (2-3), Baloutches (environ 2%) et Turkmènes (environ 2%). Ces groupes sont « le matériau » que les États-Unis espèrent transformer en sécessionnistes armés et en insurgés anti-iraniens, dans le cadre des « programmes de formation et d'assistance » de la CIA. Lorsque ce programme a été évoqué en 2007, il y a eu des dissensions considérables au sein de l'administration américaine (y compris de la part du secrétaire Gates et du général Fallon, qui tous deux ont rejeté le bien-fondé d'une telle façon de penser). Comme Seymour Hersh l'a noté :
« Selon Vali Nasr, qui enseigne la politique internationale à l'Université de Tufts et qui est également chercheur agrégé au Conseil des Relations étrangères, une stratégie consistant à utiliser les minorités ethniques pour miner l'Iran présente des lacunes. "Ce n'est pas parce que le Liban, l'Irak et le Pakistan ont des problèmes ethniques que l'Iran souffre du même problème", a ajouté Nasr. "L'Iran est un vieux pays - comme la France et l'Allemagne - et ses citoyens sont tout aussi nationalistes.
"Les États-Unis surestiment les tensions ethniques en Iran". Les groupes minoritaires auxquels les États-Unis tendent la main sont soit bien intégrés, soit de petite taille et marginaux, sans grande influence sur le gouvernement et sans grande capacité à présenter un défi politique, dit Nasr.
"[Cependant], il y a toujours des groupes d'activistes qui iront tuer un policier, mais travailler avec les minorités va se retourner contre eux et aliéner la majorité de la population". »
Et comme l'a montré le professeur Salehi-Isfahani de Brookings, les éléments les plus pauvres de la société iranienne ont été quelque peu protégés du rude impact économique des sanctions (mieux que la classe moyenne), de sorte que l'on pourrait à juste titre conclure que l'Iran peut faire face au siège économique.
Oui... mais... « Rien de nouveau sous le soleil », et tout aussi important:
L'Irak et « Curveball » (le nom de code de l'agent irakien du renseignement allemand, qui a fourni de faux renseignements sur les armes de destruction massive de l'Irak) ; les exilés irakiens qui ont assuré aux Américains qu'ils seraient accueillis à Bagdad comme des « libérateurs » foulant un chemin parsemé de fleurs et sous des pluies de riz ; et « l'équipe B » (l'unité de renseignement alternative, créée par Cheney alors vice-président pour lui fournir des renseignements « reflétant ses valeurs », qui s'opposent aux vues de la CIA et soutiennent la vision mondiale de Cheney). Le résultat de cette déconnexion de l'Amérique par rapport aux réalités de l'Irak a été, bien sûr, un désastre.
Nous y revoilà, avec une histoire qui semble se répéter : L'ancienne « équipe B » n'est plus aujourd'hui une unité implantée au sein de la Défense nationale, mais un réseau d'anciens agents des services de renseignement de toutes sortes, qui agissent de concert avec des exilés iraniens aigris - allant à la pêche au sein de la MEK [mouvement de résistance armée au régime de la République islamique d'Iran] et de la communauté amère des exilés, pour ensuite présenter leurs résultats dénués de tout contexte au groupe de réflexion pour la Fondation pour la défense des démocraties, et à la Maison blanche - répétition des coulisses de Chalabi et de la saga irakienne, on recommence tout.
C'est la vieille, vieille histoire des services de renseignements : Commencez par des préjugés orientalistes bien ancrés et des opinions préconçues sur la nature de « l'autre » ; Persuadez-vous qu'aucun homme ou femme « moderne » ne soutiendrait les « Ayatollahs » ; Et devinez quoi ? Vous trouverez ce que vous vouliez voir : Que l'Iran est au bord de « l'effondrement », que les minorités sont sur le point de s'insurger contre l'élite autoritaire persane, et que l'intervention américaine pour renverser ce « régime » détesté serait accueillie « par des fleurs et du riz ».
C'est absurde, bien sûr. Mais la capacité de se mentir à soi-même est suffisante, en soi, pour déclencher des guerres.
L'histoire américaine de « l'équipe B » d'origine sert de sombre avertissement : Cheney n'aimait pas ce que disaient les services de renseignements officiels et ne leur accordait aucune confiance. Il a donc mis sur pied un « Service de renseignement alternatif » (Équipe B) composé d'analystes « partageant les mêmes idées » qui ont « trouvé » ce qu'il voulait voir sur l'Irak (et la Russie).
Trump, précisément en raison de son expérience avec l'État profond, n'a aucune confiance dans l'échelon supérieur des services américains - et, par conséquent, est connu pour lire peu de ce qu'ils produisent. Lui non plus ne les considère pas comme « partageant ses idées » à cause de leur vision mondialiste de la géopolitique, et méprise généralement leurs opinions (préférant celles qui sont plus conformes à l'air du temps). Il y a là une réelle vulnérabilité.
S'il est vrai que, ces derniers jours, Trump a reconnu que Bolton voulait l'entraîner « dans une guerre » et a exprimé sa préoccupation que, comme le note le Washington Post, « Bolton l'a acculé dans le coin du ring et est allé au-delà de ce que lui [Trump] peut accepter », les préjugés de Trump sur l'Iran sont profonds et sont en permanence alimentés par les autres - dont sa famille - et non seulement par Bolton.
Surtout, Trump agit en matière de politique étrangère comme un magnat de l'immobilier new-yorkais, ne s'occupant que de « transaction » et de son image, et sans aucune implication émotionnelle ou morale. C'est aussi probablement le cas en ce qui concerne l'engagement américain en Syrie et en Afghanistan. Mais est-ce le cas pour l'Iran ? L'Iran serait-il l'exception - précisément parce qu'il fait obstacle au « projet d'héritage » de Trump - à l'instauration du « Grand Israël » (connu aussi le nom de Deal du Siècle) ?
Il se peut que Bolton ait été légèrement blâmé par Trump pour s'être trompé sur le Venezuela, mais il se pourrait bien que Pompeo et Bolton trouvent la porte entrouverte quand il s'agit de l'Iran.
Source : Strategic Culture, Alastair Crooke, 13-05-2019
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.