Par Elijah J. Magnier: 𝕏 @ejmalrai
Traduction : Daniel G.
Lorsque des représentants des USA se sont rendus à Bagdad pour rencontrer le premier ministre irakien Adel Abdel Mahdi, ils avaient deux demandes : primo, bloquer tous les échanges commerciaux et financiers avec l'Iran afin d'étrangler son économie et le forcer de courber l'échine; secundo, neutraliser les Unités de mobilisation populaire (Hachd al Chaabi), qui sympathisent avec l'Iran et partagent son idéologie.
Le premier ministre irakien est conscient d'être poussé au milieu de deux champs de mines, l'un iranien, l'autre étasunien, et qu'il ne peut s'y avancer aveuglément. Il a ainsi décidé de rejeter la première demande des USA en raison des liens religieux, commerciaux et énergétiques qui lient l'Irak à l'Iran. Il refuse de transformer l'Irak en un champ de bataille entre les USA et l'Iran, où aucune partie n'en sortira indemne, y compris l'Irak. Il veut donc forcer l'administration étasunienne à reculer en permettant à l'Irak d'acheter du gaz iranien et de maintenir ses échanges commerciaux.
Pourquoi Abdel Mahdi réagit-il aux pressions des USA? C'est qu'il ne veut pas les avoir sur son dos ou mettre son pays sens dessus dessous. Par conséquent, il a refusé d'obtempérer à la première demande des responsables étasuniens, mais en répondant favorablement à la seconde, afin d'éviter un éventuel coup d'État et une possible manœuvre des USA qui ramènerait au pays le groupe terroriste « État islamique » (Daech). Le premier ministre a donc émis l'ordonnance Diwani (décret) no237, « afin d'organiser les Hachd al-Chaabi, dont toutes les factions devront fermer leur QG en ayant le choix soit de s'intégrer aux forces armées, soit de s'engager dans l'arène politique (sans armes). Toute faction qui refuse secrètement ou ouvertement de se conformer à ces instructions sera interdite. L'ultimatum pour se conformer à cette ordonnance est fixé au 31 juillet ».
L'administration étasunienne était satisfaite de cette mesure. Cependant...
La situation mouvementée au Moyen-Orient semble peu propice au maintien d'un équilibre par l'Irak, surtout lorsque les deux belligérants sont les USA, dont les forces militaires sont présentes dans le pays, et l'Iran voisin. Il semble y avoir peu de place au compromis. L'Iran comprend la position de Bagdad qui veut éviter que l'Irak devienne un théâtre de guerre, tant que les canons restent dans les entrepôts (car en cas d'affrontement militaire, tous les tabous seront brisés). L'Iran souhaite aussi un Irak stable et prospère. Mais en cas de frappe étasunienne, l'Iran ne restera pas les bras croisés et répondra vigoureusement. L'intégration des Hachd al-Chaabi a ses points positifs et négatifs, mais l'Iran ne peut fermer les yeux sur cette réalité et laisser les USA remporter.
Les avantages du décret du premier ministre no237 sont liés principalement au fait que les membres des Hachd jouiront des mêmes droits et services (indemnités, protection sociale et soins médicaux) que tous les autres membres des forces armées et de sécurité. Mais il y a de nombreux aspects négatifs :
Premièrement, le décret répond à une demande des USA qui, comme telle, est une intrusion apparente aux affaires intérieures irakiennes, qui impose la politique de l'administration étasunienne à un pays souverain. Les ennemis des USA ne sont pas nécessairement les ennemis de l'Irak.
Il y a des raisons de croire que les Hachd sont ciblés justement en raison de leurs contributions essentielles à la sécurité irakienne et régionale, rendues possibles en partie parce que de nombreux groupes faisant partie des Hachd sont en harmonie avec l'Iran.
Bon nombre d'analystes étasuniens et occidentaux n'ont de cesse de critiquer durement les Hachd, en oubliant de dire que ce sont eux qui ont sauvé l'Irak de Daech lorsque toutes les autres forces « de sécurité » fuyaient. L'objectif des USA en imposant cette réforme était de paralyser tous les amis et alliés de l'Iran en Irak et de diviser la Mésopotamie en Kurdistan, Chiistan et Sunnistan.
Les Hachd ont combattu Daech avec efficacité. Certains groupes ont soutenu le président syrien Bachar al-Assad et ont été partiellement responsables de l'échec de la guerre parrainée par les USA pour faire tomber le régime en Syrie.
Les membres des Hachd ont des convictions idéologiques solides (brigade de Babylone chrétienne, brigade al-Achaaer sunnite et brigade al-Chaabi chiite) et dressent un mur entre le gouvernement de Bagdad et le lobby étasunien qui influence de nombreux politiciens irakiens.
Enfin, les Hachd peuvent enrayer toute tentative de coup d'État contre le premier ministre Adel Abdel Mahdi ou tout autre premier ministre à la tête du pays qui pourrait être fomentée par une branche militaire au sein de l'armée irakienne.
L'Irak n'a jamais oublié que les USA n'ont rien fait quand Daech occupait 40 % du pays (les provinces d'Anbar, de Ninive et de Salah ad-Din au complet et des parties des provinces de Dyala et Bagdad). L'administration étasunienne se contentait d'observer de loin, en refusant de fournir des armes déjà payées dont la livraison était prévue. Le dirigeant du Kurdistan Massoud Barzani, qui avait accueilli positivement l'occupation de Mossoul par Daech, a été le premier à applaudir l'intervention de l'Iran pour armer le Kurdistan (et Bagdad) lorsque Daech a tourné ses armes contre Kirkouk et Erbil.
En 2014, l'administration Obama a vu l'avancée de Daech s'arrêter aux portes de Bagdad lorsque le grand ayatollah Sayyed Ali Sistani a appelé à la création d'un « rassemblement populaire », ou « Hachd al-Chaabi » en arabe. J'ai vu de mes yeux à ce moment-là Bagdad, Nadjaf et KerbaIa se vider de leur population en panique. Les rumeurs quotidiennes incessantes d'une percée de Daech à Bagdad démoralisaient aussi bien les forces de sécurité que la population en général. Les partisans de Daech parmi les tribus de l'Anbar ont tué cruellement tous les opposants irakiens à Mossoul et ailleurs dans les provinces de Ninive et Salah ad-Din : plus de 1 700 cadets chiites ont été massacrés et des membres des forces de sécurité sunnites ont été exécutés d'une balle à la tête. Cette réputation de soif de sang impitoyable précédait la progression de Daech vers les villes irakiennes, amplifiant ainsi la crainte et la terreur parmi les Irakiens.
Daech est en effet parvenu jusqu'à Abou Ghraib et pilonnait l'aéroport de Bagdad de près. Bagdad était pratiquement déserte et Daech aurait pu l'occuper en un tournemain. Les Hachd, plus ou moins bien armés, ont protégé Bagdad. J'ai également vu comment Saraya al-Salam (la milice de Moqtada al-Sadr) s'est chargé de la protection de Samara de concert avec le Corps des gardiens de la Révolution iranienne et le Hezbollah libanais. C'est alors que les USA ont finalement posé un premier geste pour obtenir leur part du gâteau en commençant à entraîner des unités antiterrorisme au sein de l'armée et à livrer les armes que l'Irak avait déjà payées.
Inévitablement, une fois intégrés à une armée étrangère, les officiers étasuniens peuvent rapidement identifier ceux de leurs pairs prêts à collaborer avec eux. Cela nous remet en mémoire le cas du colonel libanais et directeur de l'école des forces spéciales Mansour Diab qui, pendant son stage aux USA, est devenu un agent à la solde d'Israël, comme il l'a confessé après son arrestation. C'est ainsi que les USA tissent leur toile d'araignée à l'intérieur de l'institution militaire irakienne, à un point tel que Bret McGurk voulait mettre un officier irakien à la tête du gouvernement lorsque l'Iran a imposé Adel Abdel Mahdi. McGurk avait trouvé un groupe chiite susceptible de promouvoir la candidature de cet officier, mais sa tentative a échoué. Il n'y a donc rien d'étonnant à constater une division au sein de l'armée depuis que les chiites ont pris le pouvoir après la chute du président sunnite Saddam Hussein.
Cependant, l'Iran ne pouvait laisser passer les événements des derniers jours sans réagir. Le secrétaire d'État des USA Mike Pompeo a demandé à l'Irak que les Hachd al-Chaabi soient dilués au sein des forces de sécurité et que l'armée mette fin à son identité et à son existence. Ce geste a poussé l'Iran à déclarer une « guerre silencieuse » contre les USA. Il s'agit d'une guerre du renseignement, directement liée à l'énorme tension entre les deux pays, causée par la décision de Trump de révoquer unilatéralement l'accord sur le nucléaire iranien.
L'Iran a décidé de dévoiler un de ses secrets bien gardés, soit l'existence d'une technologie qu'il partage avec ses alliés en Irak et au Liban : la surveillance, l'enregistrement et l'écoute de l'application WhatsApp.
Lors de mes récentes visites répétées en Irak, j'ai remarqué que les principaux dirigeants du pays, tant politiques que militaires, utilisent WhatsApp librement. Ils croyaient que les messages peuvent être surveillés et que les services du renseignement peuvent identifier qui appelle qui, sans toutefois connaître la teneur des appels vocaux. Ils ignoraient que la technologie d'interception de ces appels est à la portée des Israéliens, des Étasuniens et de tous les pays européens. Bien des pays arabes interdisent d'ailleurs l'utilisation de WhatsApp parce qu'ils n'ont pas accès à toutes ses fonctionnalités. Toutes mes tentatives de convaincre ces dirigeants que leurs croyances au sujet des capacités d'interception étaient erronées ont échoué.
Les USA ne semblent pas savoir que les alliés de l'Iran en Irak ont acquis cette capacité (similaire à celle du Hezbollah au Liban). Les Irakiens ayant la double nationalité Irak-USA qui travaillent pour le compte des services du renseignement des USA en Irak ont ainsi fourni de faux renseignements de sécurité aux agents locaux qui croyaient que leur système de communication était protégé.
C'est ainsi que l'un des principaux agents des USA, le brigadier général Mahmoud al-Fallahi, commandant de l'armée de l'Anbar et responsable de la frontière avec la Syrie, la Jordanie et l'Arabie saoudite, a été pris sur le fait de transmettre des renseignements secrets et compromettants à la CIA en Irak. Al-Fallahi a en sa possession les noms de nombreux officiers irakiens qui sont prêts à collaborer au renversement du gouvernement irakien et à l'élimination des Hachd al-Chaabi, qui est le principal obstacle aux plans des USA en Irak, selon des sources au sein du gouvernement irakien.
Cet officier de haut rang irakien a fourni aux agents de la CIA toutes les coordonnées de la position du Hezbollah-Irak à al-Qaem, à la frontière de la Syrie, les positions du groupe « Kataïb Imam Ali » et les armes qu'il possède, ainsi que la logistique, les postes de commandement et de contrôle, les armes, les approvisionnements en nourriture et en essence et les noms des commandants des groupes Nujabaa, Kataïb Sayyed al-Shuhada' et Hezbollah-Irak.
L'an dernier, des avions israéliens ont bombardé les Hachd al-Chaabi à la frontière avec la Syrie, causant des dizaines de morts. Des sources à l'intérieur de la communauté du renseignement croient que la raison derrière cette frappe à la frontière avec la Syrie pouvait être de détourner l'attention des Hachd d'un mouvement de groupes ou de troupes effectué dans le secteur pendant le bombardement.
Les responsables étasuniens qui ont demandé à Abdel Mahdi de se débarrasser des Hachd lui ont remis la « preuve » que le drone responsable de la frappe contre le pipeline d'Aramco en Arabie saoudite le mois dernier était parti de l'Irak et non du Yémen, comme l'affirmaient les Houthis. C'est ainsi que Pompeo a fait valoir ses prétentions pour mettre de la pression sur le premier ministre irakien.
Cependant, Abdel Mahdi a ignoré le rôle des Peshmergas au Kurdistan. L'armée kurde reçoit ses instructions de la province du Kurdistan plutôt que des dirigeants politiques irakiens à Bagdad. Les Peshmergas ont attaqué et tué des membres de l'armée irakienne, tout en refusant d'abandonner Kirkouk et leurs positions à la frontière avec la Turquie, pour ne pas enrayer le flux des centaines de milliers de barils de pétrole livrés clandestinement à la Turquie chaque jour. Bagdad paie le salaire des Peshmergas dont la loyauté est loin d'être acquise à Adel Abdel Mahdi. En outre, les Peshmergas et le Kurdistan jouissent du plein appui des forces US, contrairement aux Hachd al-Chaabi. Pourtant, Abdel Mahdi n'a pas inclus les Peshmergas dans son décret no 237.
Le premier ministre irakien force la mauvaise porte en croyant pouvoir diluer les Hachd al-Chaabi. Abdel Mahdi ne jouit pas d'un soutien politique suffisant des partis politiques pour répondre aux désirs des USA. De plus, le premier ministre n'a pas la force morale pour se lancer dans une lutte intérieure, déclencher une tempête ou même créer une partition au sein des institutions de sécurité.
Cependant, il montre des signes de faiblesse devant une administration étasunienne habituée d'agir sans égard aux conséquences et qui ne se plaindra sûrement pas si l'Irak se dirige vers un sombre tunnel. La présence militaire des USA en Irak n'a plus le pouvoir qu'elle avait en 2003. Aujourd'hui, l'Irak est beaucoup plus fort et organisé, et est en mesure de transformer la présence étasunienne en « enfer sur terre ».
L'ancien premier ministre Haidar Abadi a fait des concessions illimitées aux militaires étasuniens en Irak, en leur donnant le pouvoir juridique de paralyser la souveraineté de l'Irak et de limiter ses capacités. Abadi a permis aux formateurs des USA (et d'autres pays européens et partenaires) d'exercer une large influence à l'intérieur des institutions militaires et autres institutions de sécurité de l'Irak.
Cependant, l'Irak n'a pas l'intention de se soumettre au contrôle des USA et est par conséquent prêt à lutter contre l'influence étasunienne au besoin. Des sources au sein du leadership irakien affirment que « les USA ne sont pas dignes de confiance. L'Iran a exécuté des centaines d'officiers de haut rang au moment de la Révolution parce que les Britanniques et les Étasuniens avaient infiltré l'armée. En démasquant un atout important des USA au sein de l'armée irakienne (Mahmoud al-Fallahi), les Hachd frappent le lobby étasunien de cette armée. Il y a bien d'autres agents des USA et nous possédons une preuve solide de leur rôle destructeur contre leurs concitoyens ».
« L'administration étasunienne est perçue comme l'ennemi du peuple dans bien des pays du Moyen-Orient, y compris parmi les Irakiens. Le premier ministre doit faire le ménage dans l'armée et les forces de sécurité. La liste des traîtres est longue et sera étalée au grand jour en temps et lieu », de poursuivre la source.
Nous avons droit à une bataille de cerveaux et de divulgation de renseignements. Les USA croyaient remporter cette bataille en frappant l'Iran en Irak apparemment au-dessus de la ceinture. Mais les USA ignoraient que l'Iran est prêt et qu'il riposte déjà en frappant sous la ceinture. Le prochain épisode de ce type de guerre silencieuse reste à venir!
source: ejmagnier.com