Marc Andrieu m'a interrogé sur la démocratie, le RIC et le rapport à l'histoire. Je publie ici cette interview réalisée, à l'origine, pour la « Revue du Comptoir ».
Marc Andrieu : Qu'est-ce qui fait selon vous qu'une partie des gilets jaunes se soit montrée sensible au discours d'Etienne Chouard et ce dès les premières semaines du mouvement?
L'audience acquise par Etienne Chouard dans le mouvement s'explique aisément par deux facteurs. Le premier est que, si Chouard est une figure connue, il n'est clairement pas assimilable à un parti ou à un mouvement quelconque. En cela, sa position personnelle était congruente avec la tendance « apartidaire » forte qui existait dans le mouvement, comme on peut aussi le constater avec le succès de Michel Onfray ou de Jean-Claude Michéa. On peut d'ailleurs remarquer qu'à chaque fois qu'un « porte-parole » s'est rapproché d'un parti, son audience au sein du mouvement a fortement baissé.
Le second facteur est la réflexion qu'Etienne Chouard conduit de longue date sur la question de la démocratie. Or, le mouvement des Gilets Jaunes s'est rapidement posé, lui aussi, la question de la démocratie, et en des termes qui n'étaient pas très éloignés de ceux de Chouard. De nombreux participants ont découvert les différentes vidéos de Chouard et ont constaté que ce dernier portait les mêmes aspirations. De ce point de vue, la revendication du RIC a été centrale au succès d'Etienne Chouard dans le mouvement, même s'il ne fut pas le seul à proposer ce genre de solution, et même si ses propres propositions vont au-delà du RIC.
Ces aspirations s'enracinent, qu'il s'agisse de celles des Gilets Jaunes ou de celle d'Etienne Chouard, sur une méfiance profonde vis-à-vis de la classe politique et globalement du système politique. On en connaît l'origine : le déni de démocratie à propos du referendum de 2005 sur le projet de Traité Constitutionnel Européen. J'ai d'ailleurs moi-même écrit à plusieurs reprises qu'il y aurait un « avant » et un « après » ce référendum. Le refus du système politique français de reconnaître ce dont il s'agissait, un déni de démocratie, la connivence et la collusion des grands partis, de l'UMP de Nicolas Sarkozy au PS de François Hollande, pour faire aboutir sous une forme à peine modifiée ce que les Français avaient rejetés dans leurs votes, constitue donc bien le « péché originel » du système politique français et de la fausse alternance qu'il propose. Qui ne tient pas compte de cela ne comprend rien aux événements de ces quinze dernières années. C'est donc au sens fort que j'emploie la formule de « péché originel ». Si l'on veut que les citoyens retrouvent le sens d'un système politique - car le goût du politique ne les a nullement quitté - il faudra soit s'en laver, soit donner des garanties fortes pour assurer qu'une telle situation ne puisse se reproduire.
Mais, si la réaction face à ces comportements scandaleux se comprend parfaitement, et je signale au passage que j'approuve entièrement la condamnation de ce coup de force légal et le rejet de cette fausse opposition entre une « gauche » et une « droite » qui sont en réalité unies dans un pacte anti-démocratique, la position de Chouard rejoignait aussi celle du mouvement des Gilets Jaunes par le simplisme de ses réflexions. Chouard présente en effet des solutions qui sont en apparence « simples » mais qui ne tiennent pas compte de la complexité de nos sociétés, de leur degré d'hétérogénéité, de l'approfondissement de la division du travail et des compétences. Le caractère « simple » des solutions proposées par Chouard pouvait donc attirer à lui une partie du mouvement, mais cette attraction se faisait aussi au détriment d'une compréhension de la complexité du problème de la démocratie aujourd'hui. Car, la nature et la profondeur des interactions dans les sociétés modernes sont sans communes mesures avec celles des sociétés antiques. Le thème de la « massification » des sociétés, développé au XXème siècle, recouvre bien une réalité 1. Plus que de « démocratie », il nous faut en réalité construire un « ordre démocratique » 2, autrement dit un processus allant s'auto-renforçant, avec ce que cela impose comme complexité des réponses, face à l'ordre marchand ou à l'ordre technocratique-bureaucratique. Le problème ici est que si une « simplicité » dans les idées de réformes est compréhensible pour un mouvement qui découvre en un sens la question de la démocratie, elle pose bien plus de problèmes quand elle est exprimée par quelqu'un qui prétend avoir travaillé sur cette question depuis des années.
Marc Andrieu : Un article paru sur les-crises.fr le 9 avril dernier regroupe en effet plusieurs de vos points de désaccord avec les idées d'Etienne Chouard. Au delà de ce « simplisme » tenant notamment dans « l'absence de contextualisation historique » de son ouvrage et de ses prises de position, vous pointez le risque de « fatigue » de la politique concernant les comités locaux censés entraîner le processus constituant qu'il défend. Cette fatigue est-elle pour vous une fatalité indépassable ? L'exemple de l'union soviétique que vous utilisez pour illustrer votre propos peut-il s'appliquer à la France contemporaine si justement l'on contextualise historiquement le mouvement des gilets jaunes et ses éventuels débouchés politiques ?
Dans ce texte, en effet, il y a une référence implicite et explicite aux « soviets », c'est à dire aux comités de base. Travaillant depuis de très longues années sur l'URSS et la Russie, ayant été moi-même militant révolutionnaire dans les années 1967-1980, je me suis donc naturellement intéressé à la question des formes de démocratie directe dans l'épisode révolutionnaire qui va en réalité de 1905 à 1920. L'un de mes collègues à l'EHESS, Marc Ferro, historien mondialement connu, a écrit sur cette question des livres importants 3. Oskar Anweiller, un autre immense historien, est lui aussi une référence sur ce point 4. Citons enfin Moshe Lewin, qui avait lui aussi beaucoup réfléchi à ce problème 5, et Sheila Fitzpatrick 6. De plus, ayant moi-même été militant comme je l'ai dit plus haut, j'ai participé à de nombreux « comités de base », des « Comités Vietnam de Base », aux comités de soutien à LIP, aux « comités Larzac », en passant - bien entendu - par les « Comités d'Action Lycéen » de 1968.
J'ai été effectivement frappé, à lire mais aussi à discuter avec Etienne Chouard, que j'ai invité à deux reprises dans mon émission RussEurope Express sur Sputnik par la résurgence dans son discours d'idées qui ont maintenant plus d'un siècle. On retrouve des arguments qui figurent dans L'Etat et la Révolution de Lénine. Or, qu'avons-nous appris avec l'expérience ? Certaines tendances se dégagent, et constituent à mon avis des formes de « lois générales ».
La première, c'est que ces « comités », qu'ils s'agissent des Soviets en Russie ou des divers comités de base à diverses époques en France, sont de remarquables instruments de mobilisation. Ils permettent à la spontanéité créatrice d'un mouvement de s'exprimer, ce qui n'est d'ailleurs pas toujours du goût des partis déjà existants, et ils organisent la convergence des opinions. Sous cet aspect, ils sont absolument nécessaires dans toute mobilisation de grande ampleur car ils jouent le rôle et de structures d'information, et de structures autonomes de commandement, et de structures d'approfondissement quant à l'émergence de certaines revendications. Que l'on pense ici aux « sections révolutionnaires de Paris » sous la Révolution de 1789 qui organisaient la réponse aux initiatives du pouvoir, tout en étant des lieux de débats, mais aussi des lieux de transmission des informations 7. Ces « sections », censées n'être que des circonscriptions électorales, jouèrent cependant un rôle important comme structure de débat, de prise de décision politique, mais aussi d'encadrement civil et militaire de la population, et elles connurent des transformations profondes entre la date de leur création, en 1790, et celle de leur abolition, en 1795 8.
La seconde est que ces comités ne sont réellement vivants que tant que vit « l'illusion lyrique » - la formule est de Malraux - de la mobilisation qui leur a donné naissance et dont ils assurent la structuration et le développement. Progressivement s'installe une « fatigue » face à la vie politique intense, fatigue qui prend racine tant dans la satisfaction de certaines revendication, que dans la déception enregistrée sur d'autres points, ou encore face aux contraintes inévitables de la vie quotidienne - l'humanité a mis sur sa bannière « il faut bien vivre » écrivait Karl Marx. Enfin, cette « fatigue » peut simplement exprimer l'émergence de nouvelles priorités que ces comités ne peuvent traiter. Quand s'installe cette « fatigue », très vite les comités de base dépérissent ou, comme ce fut le cas pour les Soviets en Russie, se transforment en tout autre chose.
Cette montée en puissance des comités de base, dans la phase ascendante de la mobilisation, puis leur retombée, du fait de cette « fatigue » politique, ont été vécues régulièrement, dans divers contextes, et sur diverses questions. On peut les considérer comme des « lois » approximatives, ou si l'on veut user d'un autre langage des « régularités », parce que ces phases traduisent des problèmes réels que doivent affronter les individus.
Ces « lois » régissent les stades d'évolution des comités de base. Elles ne disent rien cependant quant à leurs formes spécifiques, leurs succès, voire leurs échecs. Tout cela doit être expliqué par le contexte, par l'histoire aussi de la société en question, par le poids symbolique existant ou non de formes d'auto-organisation. Le travail de quelqu'un qui réfléchit sur les formes d'auto-organisation doit donc être se distinguer ce qui est contextuel de ce qui ne l'est pas.
Le problème devient encore plus complexe quand on veut faire une théorie de l'auto-organisation. Lénine, on l'a dit, s'y est essayé. Mais, ce que l'on oublie c'est qu'il théorisait une forme d'organisation politique dans une société sans classe, sans exploitation. Ceci relève, pour l'heure, de l'utopie, une utopie par ailleurs congruente avec l'utopie libérale 9. Il ne fut d'ailleurs pas le seul. Léon Trotski lui même considère dans « Leur morale et la nôtre » 10 que les choix dans la société « sans classe » seront techniques et non politiques. Nous ne sommes donc plus dans le politique mais dans la technicisation des choix sociétaux. Il reconnaît cependant la nécessité de compétences particulières, mais estime que ces choix pourraient être exprimés sous des formes relativement simples. En réalité, il faut chercher l'origine de ces idées dans les diverses formes de la théorie du dépérissement de l'Etat chez Marx. On ne peut nier le biais à la fois libertaire et libéral que l'on trouve chez Marx. Ce biais est, d'ailleurs, loin d'être pleinement cohérent avec les autres dimensions de son analyse. Henri Maler, dans un ouvrage publié en 1995, montre qu'il y a chez Marx une multiplicité de modèles du dépérissement de l'État, au fur et à mesure de l'approfondissement de son analyse; ces modèles sont constamment rectifiés, amendés et modifiés, mais sans qu'il soit possible de les débarrasser de leurs ambiguïtés initiales 11. Très concrètement, d'ailleurs, quand des marxistes, ou des courants inspirés par certaines lectures du marxisme, sont arrivés au pouvoir, ils n'ont pas su penser la construction et la modernisation de l'État. Lénine lui-même, à la veille de prendre le pouvoir, croyait qu'il était possible de passer du gouvernement des hommes à l'administration des choses 12.
Or, nous vivons dans des sociétés où, sous le fouet permanent du Capitalisme, la division du travail s'est approfondie et s'est complexifiée. Ceci fait aussi rupture avec les sociétés antiques, qui sont un modèle pour bien des auteurs et pour Etienne Chouard en particulier, et rend impossible la transposition des formes politiques de ces sociétés aux nôtres, et ce même si les problèmes posés, eux, restent les mêmes.
Marc Andrieu : Pour rester dans le champs lexical de la fatigue, pensez-vous que des initiatives telles que le grand débat ou plus récemment le referendum d'initiative partagée sur l'aéroport de Paris soient là pour endormir cette effervescence démocratique ? Le très en vogue Juan Branco a-t-il raison d'affirmer que les élites politiques mais aussi économiques et culturelles sont apeurées par un mouvement ample et composite comme celui des gilets jaunes car elles s'en trouvent réellement menacées ?
Distinguons bien deux choses: le « grand débat » lancé à l'initiative d'Emmanuel Macron et du gouvernement, et qui avait clairement pour but d'endormir ce que vous appelez « l'effervescence démocratique », et la campagne pour l'organisation d'un Referendum d'Initiative Partagé (RIP) sur la question de la privatisation de la société Aéroport de Paris. Le « grand débat » a été une manipulation évidente, dès l'origine et bien entendu dans son déroulement. Les « garants » de ce débat ont même regretté les interventions répétées du gouvernement 13. On sait par ailleurs que 70 % des sondés ont estimé que ce « grand débat » ne résoudrait pas la crise politique et que 63 % pensaient que le gouvernement ne tiendrait pas compte des points de vue exprimés lors de la consultation 14.
La situation est différente si l'on regarde la campagne lancée pour le RIP sur la privatisation d'ADP. Nous sommes ici en présence d'une initiative qui pourrait permettre au mouvement des Gilets Jaunes de rebondir, et dans le même temps de se restructurer. C'est un mouvement qui, clairement, nécessite l'organisation à partir de « comités de base » pour soit recueillir des soutiens (par voie des formulaires « papiers ») soit pour aider les personnes qui le veulent d'émarger au site internet lancé par le gouvernement. Ici, on est dans le cas de figure d'une mobilisation qu'il s'agit désormais de renforcer et d'organiser, et les « comités de base » sont à l'évidence un instrument qui devrait être privilégié pour ce faire. Ces « comités » qui doivent s'organiser, pourraient d'ailleurs avoir aussi d'autres fonctions que simplement le recueil des signatures de soutien. Car, ce referendum porte sur une question qui dépasse naturellement son objet direct, la privatisation de la société ADP ; ce referendum porte plus largement sur la question de la logique de la privatisation des « biens publics ».
Au-delà, l'intuition de Juan Branco me semble assez juste. Mais elle est insuffisante pour comprendre la situation dans son entièreté. La question de fond n'est pas simplement la « peur » qui a saisi l'élite, ce que l'on a vu s'étaler de manière explicite dans le traitement du mouvement des Gilets Jaunes par les médias officiels. La question de fond est bien la sécession de cette élite, de ce que l'on appelle le « 1% » (et qui en réalité suivant les pays va de 5% à 10% de la population) envers le peuple. Ce sont les procédures et les institutions par lesquels cette élite est en train, sous couvert d'une société dite « inclusive » d'organiser un apartheid social massif, de priver le reste de la société de ses droits politiques, sociaux et économiques les plus nécessaires aujourd'hui. Le traitement judiciaire de la scandaleuse agression dont a été victime une magistrate des Yvelines (tir de LBD dans la tête) et qui a été fort justement d'ailleurs qualifié de tentative d'homicide, contraste avec l'inertie patente de la justice que la question des personnes blessées et éborgnées par l'usage de ce même LBD lors des manifestations des Gilets Jaunes. Nous sommes clairement ici confrontés à un « deux poids, deux mesures », et il montre bien comment l'élite réagit et organise sa propre sécession et cet apartheid social qui va avec et qui vient incontestablement.
Nous vivons peut-être la fin des sociétés relativement démocratiques (avec une dimension sociale) que l'on avait connu en Europe des années 1950 au années 1990, et dont on percevait le délitement depuis le début des années 2000. Ce délitement est aujourd'hui en train de s'accélérer significativement. Le contenu comme les formes des luttes sociales sont appelés à se durcir. Cela n'est nullement une « radicalisation » mais bien une réponse au niveau de violence exercé, directement et indirectement, par la « classe » dominante.
Marc Andrieu : Pour en revenir à Etienne Chouard, ses prises de position jugées trop ambiguës sur certains sujets n'en finissent pas d'alimenter une polémique dont il est l'objet et à travers lui la multiformité du mouvement des gilets jaunes. Dernier épisode en date, l'émission Cartes sur Table du Média dont vous avez sans doute entendu parler. Que comprenez-vous de ce « confusionnisme » qui lui est reproché? Faut-il le rapprocher du fameux courant rouge-brun que certaines voix assimilent aux Gilets Jaunes?
Sur ce point, il faut préciser plusieurs choses dès le départ. La première est que les deux journalistes du Média ont procédé de manière assez curieuse. Il n'y a pas de lien logique entre ce que commence à dire Chouard et la question qui suit. Chouard, selon la transcription qui a été établie de l'interview en question 15, commence donc par dire ceci : « Défendu... C'est que les jeunes qui sont racistes puissent dire pourquoi ils sont racistes. Et que soit démontré la sottise, la dangerosité, la dégueulasserie de cette pensée publiquement. Pour que les jeunes gens qui ont vu ça à la télé, qui ont vu ce combat... ils soient armés intellectuellement. Pour qu'ensuite, quand ils sont dans la cour de l'immeuble, quand ils voient arriver une idée raciste, ils ont les éléments pour résister. Parce que si tu as pas fait ça, ils ne voient que les racistes... Et, ben... ils partent avec ! Et on les a perdus ! C'est ça, que dit Guérin.
On me fait dire « Il défend le racisme »... C'est déconnant ! Ce n'est pas ce que je dis ! Je dis que si on veut se débarrasser du racisme, il faut produire la démonstration de la dangerosité, de la dégueulasserie de cette façon de penser ». C'est incontestablement juste et là, il n'y a rien à redire. La réflexion de Chouard est pleine de bon sens.
Or, Denis Robert le relance sur la question de « est-ce que le racisme est une opinion » (implicitement comme les autres) au lieu de discuter le point présenté par Chouard qui est bien de savoir comment lutter de la manière la plus efficace, en allant en profondeur, contre le racisme. Pour avoir été enseignant, pour avoir constaté tous les « mythes urbains » qui circulent, y compris chez les étudiants, je trouve que sur ce point précis, Chouard dis quelque chose de très juste et je trouve très gênant, et c'est un euphémisme, que Denis Robert ne fasse pas sont travail de journaliste qui aurait été de poursuivre dans cette interrogation de savoir comment on peut et on doit lutter de la manière la plus efficace contre le racisme mais à ce moment change brutalement de registre.
Ce qui ne veut pas dire que Chouard ne commette pas, lui-même, une erreur grave. Cette erreur se trouve dans le passage suivant :
« ROBERT. Je te pose la question autrement... Est-ce que, toi, tu as un doute personnel sur l'existence des chambres à gaz ?
CHOUARD. Mais qu'est ce que c'est que cette question ? Ce n'est pas mon sujet. Je n'y connais rien...
ROBERT. D'accord... Mais non ! Tu ne peux pas répondre « Je n'y connais rien »...
0:42:01
CHOUARD. Mais bien sûr que si... Alors, je vais te dire « Oui, je n'ai aucun doute ». Voilà. Je n'ai aucun doute...Juste... Je n'y connais rien. Je vais juste te dire « Oui, je n'ai aucun doute » parce que sinon je suis un criminel de la pensée ? Il y a un truc déconnant là, tu vois... On demande aux gens d'être sûrs, d'avoir une certitude sur un sujet qui... »
Ce qui est en cause n'est pas simplement le fait que Chouard, surprit par la question venimeuse de Robert, se défende mal. Ceci est compréhensible. C'est qu'il véhicule en fait une vision binaire (tout comme celle de Robert d'ailleurs) de ce qu'est la connaissance. Pour Chouard, on « sait » ou l'on ne « sait pas ». Or, ce n'est pas en ces termes que se pose la question en particulier (mais pas seulement) en histoire.
Etienne Chouard ne vit pas sur Mars ou sur Venus, mais dans la France du début du XXIème siècle. Il a pu acquérir certaines connaissances en histoire, et il le montre dans d'autres occasions. Mais, il ne s'est visiblement pas interrogé sur le concept même de connaissance historique, où il est très faible. On peut trouver cela étonnant pour quelqu'un qui entend repenser la démocratie. Car, le rapport à l'histoire et à la connaissance fait intégralement partie de la question de la démocratie. Dans la question implicitement posée, celle de l'extermination des juifs d'Europe, il y a à la fois la question du rapport à l'histoire, à la connaissance historique, mais aussi la question de l'existence de plusieurs niveaux de connaissance historiques.
Le premier niveau porte sur l'existence même d'un projet exterminateur mis en place par les Nazis, avec l'aide de leurs vassaux. Il ne fait pas de doute 16. Tout comme, la disparition des millions de personnes, qui constitue le deuxième niveau, ne fait pas de doutes, même si le chiffre de 6 millions, populairement utilisé, est avant tout un symbole. La présence de chambres à gaz comme moyen de mise à mort, qui constitue le troisième niveau, ne fait pas non plus de doute. Certaines ont été préservées (cas du camp de Mauthausen que les SS n'ont pu détruire car il fut libéré par les prisonniers eux-mêmes), et d'autres reconstruites, à partir des destructions effectuées par les SS lors de leur évacuation des camps (Auschwitz-Birkenau, Treblinka). Des documents attestant de la construction de ces chambres à gaz par les nazis existent. L'ampleur du phénomène de gazage dans les camps d'extermination (à distinguer des camps de concentration) mais aussi partiellement dans des camps de concentration - ce qui est le quatrième niveau - reste néanmoins indistincte, tant en nombre que pour les populations concernées (juifs, mais aussi tziganes). Ainsi, depuis trente ans, l'une des principales avancées dans l'histoire du processus d'extermination a été la mise en lumière de l'ampleur et le caractère systématique des massacres par balles, en Ukraine et en Biélorussie, et le fait que ces massacres n'ont pu être possibles que par la collaboration de segments de la population ukrainienne 17. Ainsi, dire qu'entre 1 million et 1,5 millions de personnes ont été tuées dans ces exécutions de masse contribue à réduire le nombre supposé des personnes gazées. Plus l'on procède vers la précision des procédures, plus on avance dans les « niveaux » de connaissance, plus on veut aller vers la précision, et plus le « voile d'ignorance » s'accroît.
Ceci ne concerne d'ailleurs pas seulement l'extermination des juifs d'Europe. Un problème similaire se pose quant à la famine de 1847 qui ravagea l'Irlande 18. Une formule utilisée quand je faisais mes études dans les années 1970 consistait à dire que cette famine avait tué un tiers de la population, et qu'un autre tiers avait émigré notamment aux Etats-Unis. De fait, la seule chose connue de manière absolument sûre ce sont les chiffres de recensement avant et après cette famine. Le nombre des morts tend aujourd'hui à être réévalué, car outre les personnes mortes chez elles, outre celles mortes en effectuant des travaux auxquelles elles étaient contraintes pour toucher les secours chichement prodigués par la Grande-Bretagne, un certain nombre de personnes sont mortes sur les bateaux les amenant aux Etats-Unis ou dans le premier mois de leur arrivée aux Etats-Unis.
Le problème de la « connaissance » réside donc justement en ce qu'elle n'est pas binaire. Dire « je sais » ou « je ne sais pas » ne peut constituer la bonne réponse. Nous savons, en fonction de notre éducation, mais aussi de notre spécialisation, de nos études, tous quelque chose, même si nous ne savons pas « tout ». Ainsi, même en ayant un peu étudié la question de l'extermination des juifs de 1939 à 1945 je serai dans l'impossibilité de donner un chiffre précis des personnes ayant été gazées tout en pouvant avancer avec relativement de certitudes un ordre de grandeur. Mais, dire que l'on est incapable de donner une réponse précise à cette question cela ne veut pas dire que l'on puisse douter de l'existence même des chambres à gaz ni de l'ampleur de leur usage. Autrement dit, mon niveau de certitude diminue au fur et à mesure que je progresse selon les niveaux de connaissance, un petit peu comme si, examinant un village à la jumelle, je pourrais distinguer clairement l'agglomération, de manière moins précise les maisons individuelles, et de manière très imprécise les habitants du village. L'important, ici, est que l'on puisse voir le village. Vouloir donc se parer du raisonnement de Chomsky est à la fois faux et inutile. Chouard a commis une erreur - révélatrice de son rapport à la connaissance - mais il a aussi commis une faute politique.
Il convient alors d'ajouter qu'Etienne Chouard, dans la mesure où les deux « journalistes » cherchaient à l'entrainer sur ce sujet, a donc été extrêmement imprudent dans ses réponses. Nul ne peut ignorer aujourd'hui le contenu émotionnel des chambres à gaz. Mais, ce contenu émotionnel vient aussi de ce qu'elles sont considérées comme le « symbole » de l'intentionnalité criminelle des nazis, ce qui différencie le génocide des juifs du cas de la famine irlandaise par exemple. Et Etienne Chouard ne pouvait ignorer ce contenu symbolique. En fait, cette intentionnalité peut être établie par divers documents sans faire référence aux chambres à gaz, même s'il est clair qu'avec ces dernières nous avons la touche finale de l'intentionnalité meurtrière du projet nazi. La question des fusillades de masse en Ukraine en atteste aussi. Mais, historiquement, cette question de l'intentionnalité s'est concentrée sur la question des chambres à gaz, et cela il est difficile de l'ignorer en France en 2019. Ici, Chouard s'est clairement donné des verges pour se faire battre.
Il est cependant difficilement contestable qu'un piège a pu être tendu à Etienne Chouard par Denis Robert et Mathias Enthoven, dans la nature des questions qui lui ont été posées. Mais, il est tout aussi incontestable que l'ignorance d'Etienne Chouard par rapport aux niveaux de connaissance, son manque de rigueur sur ce point, ont largement contribué à ce que le piège se referme sur lui.
Mais, parler de « piège », et parler des défauts d'analyse d'Etienne Chouard, conduit en contrepartie à exclure tout recours à des vocables comme « confusionnisme » et « rouge-brun ». Pour utiliser le terme de « confusionnisme » il faut penser qu'il existe un « bien » et un « mal » qui sont clairement séparés, et que tout ce qui contribue à ne pas établir clairement cette séparation relèverait donc d'une « confusion », ce qui serai en soi critiquable. Or, la réalité ne se laisse pas saisir par ces catégories infantiles et moralisatrices. Il y a de constantes gradations entre ce que l'on peut considérer comme un « mal », et des notions de « bien » qui sont à la fois très relatives et très contextuelles. En 1944, si je m'étais réincarné en cette période tragique, ma place aurait été auprès des soldats de l'Armée rouge qui vont libérer Maïdanek, le PREMIER des camps de concentration qui fut libéré, ou en 1945 auprès de l'Armée rouge qui va libérer Auschwitz-Birkenau, et cela même si les soldats soviétiques ont commis des horreurs (crimes de guerre) quand ils ont pénétré sur le territoire allemand.
De même, parler de l'existence de « rouge-brun » revient à confondre le fait que l'on puisse critiquer certaines choses avec d'autres alors que l'on diverge radicalement quant à leur solution. C'est oublier aussi qu'un choix est déterminé par les conditions même de sa construction. La politique, c'est l'art de discerner des priorités au sein d'une immensité de problèmes, et d'articuler ces différentes priorités entre elles. Ces différentes catégories, qu'il s'agisse de celle de « confusionnisme » ou de celle de « rouge-brun », sont des catégories qui sont aujourd'hui utilisées pour terroriser les opposants dans le débat politique en invoquant immédiatement des notions morales qui n'ont, justement ; pas leur place dans ce débat. C'est l'équivalent du « point Godwin » dans les réseaux sociaux, le degrés zéro de la réflexion. Il faut d'ailleurs rappeler que les termes de « rouge-brun » ou de « beefsteak » (brun à l'extérieur et rouge à l'intérieur comme on disait à l'époque) provient des années 1920 et 1930. Le courant historique de référence est celui des nationaux-bolchéviques des années 1920, comme Ernst Niekisch (fondateur du national-bolchévisme), ou comme Otto Strasser (nazi « de gauche »). Il n'a eu politiquement d'influence qu'en Allemagne, et culturellement en Italie, mais dans un contexte assez différent, avec Malaparte. Pour le reste, il ne sert qu'à couvrir des approximations, des caricatures (comme dans le cas de Limonov en Russie), et à justifier des exclusives.
Le travail d'Etienne Chouard mérite que l'on y réfléchisse, qu'on le critique fermement aussi sur un certain nombre de points tant quant à ses solutions qu'à son raisonnement, ce que j'ai fait y compris quand je l'ai reçu dans mon émission sur Sputnik. Mais, il est scandaleux que l'on cherche à le discréditer ainsi.
Marc Andrieu : Pour conclure cet entretien, j'aimerais justement que nous revenions sur le rôle de la presse et des médias ces derniers mois. Loin de mettre en perspective les différents éléments qui ont composé le mouvement des gilets jaunes comme vous venez de le faire à propos du discours d'Etienne Chouard, la majorité d'entre eux s'est bien souvent contentée de procéder à un tri sélectif entre ce qui peut être considéré comme « acceptable » et ce qui ne peut pas l'être. En dehors de leur appartenance à de grands groupes privés (ce qui n'est pas le cas du Média que nous citions précédemment), comment expliquer que les journalistes se transforment plus que jamais en procureurs ? Comment se construit une opinion lorsque les acteurs censés l'éclairer préfèrent approvisionner les réseaux sociaux de phrases chocs et généralement creuses?
Le problème de l'attitude de la presse est réel, et il se pose à divers niveaux. Tout d'abord, les grands médias de la pensée dominante, ceux que l'on désigne en anglais par « Mainstream Medias », n'ont pas couvert de manière honnête le mouvement. Leurs journalistes se sont comportés le plus souvent comme des éditorialistes. Les effets de ce comportement ont été désastreux du point de vue de la crédibilité de la presse elle même 19. Les travaux récents d'ACRIMED confirment cet engagement politique d'une large partie de la presse. Un récent rapport montre que la confiance des français dans leurs organes de presse y est tombée à un niveau historiquement bas, 24%, avec une forte baisse de 2018 à 2019 qui est due justement au mouvement des Gilets Jaunes 20. Le rôle des réseaux sociaux y est désormais plus important que celui de la presse écrite et les médias qui ont su couvrir la mobilisation avec une certaine honnêteté, qu'ils soient sur ces réseaux sociaux et INTERNET (comme Le Média) ou qu'ils soient à cheval entre INTERNET et la télévision (comme c'est par exemple le cas avec RT-France), ont tiré leur épingle du jeu. La rage du gouvernement envers RT-France, qui s'est exprimée à de nombreuses reprises, vient de ce que cet organe de presse cherche à faire son travail correctement, sans cacher sa ligne éditoriale, mais sans y subordonner sa pratique du journalisme. Le succès de RT-France s'explique largement par la couverture honnête qu'il a faite du mouvement.
Ensuite, les éditorialistes, qui naturellement ont leurs opinions (et c'est d'ailleurs pour cela qu'ils sont recrutés), se sont transformés en propagandistes ou en militants pour le compte du gouvernement, allant parfois, dans des cas extrêmes, jusqu'à relayer des fausses nouvelles sur le mouvement (comme ce fut le cas pour Dettinger, accusé d'avoir mis des gants plombés), et montrant en général - avec cependant quelques notables exception - une insensibilité glaçante devant les violences policières et leurs conséquences. Ce n'est pas complètement nouveau. On l'avait constaté en mai 1968, mais sur une échelle bien moindre. Un certain nombre de journalistes ont sauté le pas et se sont engagé dans la politique. Mais, ils l'ont fait clairement, et ils ont quitté leurs fonctions précédentes, ce qui est respectable. Ce qui est nouveau aujourd'hui c'est un engagement politique d'autant plus incontestable qu'il n'est pas déclaré ; et cela porte un tort énorme à la presse en général.
Enfin, et cet aspect est lui aussi préoccupant, on en vient à nier la qualité de journaliste à des personnes qui travaillent régulièrement pour diverses organes de presse du fait de leurs positions politiques (cas, en particulier, de Glanz et de Taha Bouhafs, dont je ne partage pourtant pas certaines des opinions, ni pour le dernier ses pratiques hautement condamnables et répréhensibles sur les réseaux sociaux) les désignant et les livrant ainsi à la vindicte du pouvoir. Or, quoi que l'on pense des opinions des uns et des autres, quand une personne travaille pour des organes de presse, quand elle a des feuilles de paye qui l'attestent, elle doit être considérée comme un journaliste, et nul ne devrait le remettre en cause.
Le résultat de tout cela est que le mouvement des Gilets Jaunes a révélé à quel point le pluralisme était absent de la presse française, mais aussi - et c'est peut-être le plus grave - à quel point la notion de pluralisme était fondamentalement étrangère à de très nombreux journalistes français. Cela explique cette tendance de nombreux journalistes à se transformer, comme vous le dites dans votre question, en procureurs.
Dès lors, la construction d'une opinion publique, qui implique le débat, qui implique que des opinions divergentes puissent s'exprimer, ne peut avoir lieu qu'en dehors de l'espace des médias officiels. Il en résulte un mode très aléatoire de constitution de cette opinion publique, d'où l'importance prise par certaines « fausses nouvelles », mais aussi une incapacité pour cette opinion publique de s'exprimer à travers la presse. Donc, naturellement, cette opinion publique cherche à s'exprimer avec d'autres moyens, dont la violence. Cette violence peut même s'exercer contre les journalistes qui sont devenus emblématiques de cette « presse » non pluraliste ce qui est regrettable mais hélas compréhensible.
Ceci créé une situation détestable pour la démocratie. Que des journalistes soient pris à partis dans une manifestation me choque, même si je peux en comprendre les raisons. Et, les manifestants qui les ont protégés, il y en a eu en de multiples occasions, ont eu cent fois raison. Mais, plutôt que de pleurer sur le lait renversé, nos Paulette de la presse feraient mieux de s'interroger si leur comportement n'a pas semé les graines de cette violence.
Globalement, la place est désormais libre - pour le meilleur comme pour le pire - aux médias indépendants pour construire cette opinion publique.
1 Le Bon G., Psychologie des foules, Paris, PUF, coll. Quadriges, 2013 (1895).
2 Une idée que j'ai présentée dans Sapir J., Les économistes contre la démocratie, Paris, Albin Michel, 2002, et que j'ai reprise dans Sapir J., Souveraineté, Démocratie, Laïcité, Paris, Michalon, 2016.
3 On lira avec profite Ferro M., La Révolution de 1917, Paris, Aubier, coll. « Collection historique», Paris, 1967, 2 vol. (vol. 1 : La chute du tsarisme et les origines d'Octobre, 607 p. ; vol. 2 : Octobre : naissance d'une société, 517 p.). Marc Ferro est aussi revenu sur cette question dans Des soviets au communisme bureaucratique : les mécanismes d'une subversion, Paris : Gallimard, 1980, 263 p.
4 Anweiler O., Les soviets en Russie : 1905-1921, Paris, Gallimard, 1972, 348 p.
5 Lewin M., La Formation du système soviétique, Paris, Gallimard, 1987, 466p.
6 Fitzpatrick S., The Russian Revolution : 1917-1932, Oxford - New York, 1982, 181 p.
7 Mellié E., Les sections de Paris pendant la Révolution française (21 mai 1790-19 vendémiaire an IV) : organisation, fonctionnement, Paris, Société de l'histoire de la Révolution française, 1898, 320 p.
8 Slavin M., The French Revolution in miniature : section Droits-de-l'Homme, 1789-1795, Princeton (New Jersey), Princeton University Press, 1984, XVII-449 p.
9 Voir Bourdin B. et Sapir J., Souveraineté, Nation et Religion, Paris, ed. du Cerf, 2017.
10 Trotski L., Leur morale et la notre, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1966.
11 Maler H., Convoiter l'Impossible, Albin Michel, Paris, 1995.
12 Lénine V.I., L'État et la Révolution, (1917), Paris, La Fabrique, 2012.
16 Hilberg R., La Destruction des Juifs d'Europe, Paris, Arthème Fayard, 1988. Voir La Destruction des Juifs d'Europe (traduction de l'anglais : André Charpentier, Pierre-Emmanuel Dauzat, Marie-France de Paloméra), Paris, Éditions Gallimard, coll. « Folio Histoire », édition définitive 2006, en trois tomes avec pagination continue, 2400 p.
17 Voir, Baechler C., Guerre et extermination à l'Est : Hitler et la conquête de l'espace vital, 1933-1945, Paris, Tallandier, 2012, 524 p.. Bensoussan G. (dir.), Jean-Marc Dreyfus (dir.), Édouard Husson (dir.) et al., Dictionnaire de la Shoah, Paris, Larousse, coll. « À présent », 2009, 638 p.
18 O'Grada C., Black '47 and Beyond. The Great Irish Famine in History, Economy, and Memory, Princeton, Princeton UP, 1999.
19 Voir Newman N. R. Fletcher, A. Kalogeropoulos, et R. Kleis Nielsen, Reuters Institute Digital News Report 2019, Reuters Institute et Oxford University, 2019.
20 Idem, pp. 84-85.
Source : La Revue du Comptoir