Source : The New York Times, Neil MacFarquhar, 01-06-2018
Le journaliste russe Arkady Babchenko a dit qu'il n'était pas au courant de tous les détails de l'opération, mais qu'il était d'accord avec la simulation de sa mort car il croyait sa vie en danger. photo CreditPool de Valentyn Ogirenko.
Par Neil MacFarquhar
1er juin 2018
MOSCOU - L'étrange galerie de personnages émergeant de l'assassinat truqué d'un éminent critique de Poutine - y compris un prêtre de droite détestant la Russie et le directeur d'un fabriquant d'armes ukrainien - a mis cette affaire déjà bizarre sur la voie d'un cafouillage trouble et sans queue ni tête du genre de ceux dans lesquels l'Ukraine semble se spécialiser.
Le prêtre comme le directeur ont déclaré travailler pour les services de renseignement ukrainiens. Les fonctionnaires ukrainiens l'ont d'abord nié, mais, dans le cas du prêtre, ils se sont ensuite contredits et ont admis qu'il avait joué un rôle, mais ne voulaient pas dire lequel.
De hauts responsables ukrainiens sont sur la défensive depuis mercredi, lorsque le chef des services de sécurité et le procureur général ont annoncé qu' ils avaient mis en scène la mort par balle d'un correspondant de guerre russe dissident afin de faire remonter la piste des éventuels assassins jusqu'aux services de renseignement russes.
Cependant, en l'absence de faits solides et de preuves réelles de tout complot visant à tuer le dissident Arkady Babchenko, des personnages assez invraisemblables sont sortis de l'ombre, le plus improbable étant peut-être le prêtre, qui prétendait avoir été engagé pour mener l'opération à bien.
Oleksiy Tsimbalyuk, autrefois moine et diacre de l'Église orthodoxe ukrainienne qui utilisait le nom clérical Aristarkh, a écrit sur sa page Facebook qu'il était l'homme qui est allé voir les autorités après avoir été engagé pour tuer M. Babchenko.
Cet ecclésiastique n'a jamais caché son antipathie de longue date envers la Russie, combattant les milices soutenues par la Russie dans l'est de l'Ukraine et changeant d'appartenance religieuse à l'Église orthodoxe russe pour une branche dissidente de l'Église orthodoxe qui a déclaré son indépendance de Moscou.
Les photos sur sa page Facebook le montrent en tenue de combat kaki, incluant un écusson de Secteur Droit, une organisation ultranationaliste ukrainienne que certains, en particulier le Kremlin, présentent comme un groupe néonazi. Dans un documentaire de 10 minutes sur lui, paru en ligne en janvier 2017, il a qualifié « d'acte de pitié » l'assassinat de membres des milices soutenues par la Russie dans l'est de l'Ukraine.
Compte tenu de cette inimitié forte et publiquement avouée envers la Russie, il est pour le moins étrange que M. Tsimbalyuk ait été choisi pour exécuter l'assassinat sous contrat d'un éminent critique du Kremlin.
Quand il a posté l'information la première fois sur Facebook, une porte-parole du service de sécurité de l'Ukraine, connue par ses initiales, SBU, a nié qu'il était impliqué. Mais elle a reconnu plus tard qu'il l'avait été.
Ensuite, il y a l'organisateur présumé, qui, selon les autorités ukrainiennes, ne faisait que se mettre en jambes avec l'assassinat de M. Babchenko et avait une liste d'une trentaine d'autres personnes que Moscou voulait prétendument éliminer.
Cet homme, Boris L. Herman, a été mis en accusation devant un tribunal de Kiev jeudi soir et a été placé en détention provisoire pour deux mois. Les procureurs ont dit qu'il avait versé à l'assassin présumé un acompte de 15 000 $, soit la moitié de ce qu'on lui avait promis pour la réalisation de l'attentat.
Au tribunal, M. Herman a essayé à la fois de rattacher le complot au président Vladimir V. Poutine et de prétendre qu'il travaillait lui aussi pour l'Ukraine depuis le début. Il a été contacté pour la première fois il y a six mois, dit-il.
Boris L. Herman a été traduit devant un tribunal de Kiev ce jeudi soir et a été placé en détention provisoire pour deux mois. Les procureurs ont dit qu'il avait donné à l'assassin présumé un acompte de 15 000 $.
M. Herman aurait déclaré selon Interfax Ukraine, une agence de presse : « J'ai reçu un appel d'une connaissance de longue date vivant à Moscou, et au cours de ma communication avec lui, il s'est avéré qu'il travaille pour une fondation de Poutine précisément pour orchestrer la déstabilisation en Ukraine ».
Prétendant qu'il travaillait pour le contre-espionnage ukrainien, il a dit qu'il savait parfaitement bien qu'il n'y aurait pas d'assassinat. Un moine a été engagé parce qu'il ne voulait pas tuer un homme non armé, a-t-il dit au tribunal, et une fois que « l'assassinat » de M. Babchenko a eu lieu, il a dit que son contact russe lui avait donné la liste de 30 autres noms, qu'il a transmis au contre-espionnage ukrainien.
L'avocat de M. Herman, Eugene Solodko, a écrit sur Facebook que son client était le directeur exécutif de Schmeisser, une entreprise ukraino-allemande et seul fabricant d'armes en Ukraine à ne pas appartenir au gouvernement. Elle est spécialisée dans la fabrication de viseurs pour fusils de sniper, écrit-il.
Le bureau du procureur a nié que M. Herman travaillait pour le contre-espionnage ukrainien.
A Moscou, Dmitri S. Peskov, le porte-parole de M. Poutine, a déclaré vendredi que le Kremlin n'avait rien à voir avec l'opération.
« Il n'existe pas ce genre de fondation en Russie », a-t-il dit aux journalistes. « Toute allégation de complicité possible de la Russie dans cette mise en scène n'est que de la diffamation, et ne correspond pas à la réalité. »
L'Ukraine a fait l'objet de critiques constantes de la part d'organisations internationales, de dirigeants politiques étrangers et de journalistes pour avoir simulé l'assassinat, ce qui, selon eux, a validé l'affirmation générale du Kremlin selon laquelle il est accusé à tort pour tous les maux du monde par un Occident « russophobe ».
Outre le fait que la capture de l'organisateur dépendait de l'achèvement de l'assassinat, l'Ukraine n'a pas expliqué clairement pourquoi une telle tromperie était nécessaire. Elle n'a pas non plus fourni de preuves de complicité ou d'un calendrier cohérent. Les fonctionnaires ont déclaré que la ruse était planifiée depuis deux mois.
Le niveau de critique internationale a été tel que l'ambassade d'Ukraine à Londres s'est sentie obligée de publier une déclaration justifiant ce qu'elle a appelé une « opération spéciale », indiquant que « la guerre hybride menée par la Fédération de Russie contre l'Ukraine exige des approches peu orthodoxes ».
Pour sa part, M. Babchenko a dit qu'il n'était pas au courant de tous les détails de l'enquête, mais qu'il a accepté la mystification parce qu'il pensait que sa vie était en danger. De nombreux autres critiques du Kremlin, qui se sont exilés en Ukraine, ont été précédemment assassinés dans les rues de Kiev, la capitale ukrainienne.
« Ils avaient probablement leurs raisons », a-t-il dit au sujet des services de sécurité lors d'une conférence de presse jeudi. « Peut-être qu'ils voulaient rassembler des preuves solides à 100 % ».
Célèbre reporter de guerre, M. Babchenko, 41 ans, a fui la Russie au début de 2017 après une campagne d'intimidation contre lui à la suite de ses critiques sur l'implication russe dans les guerres en Ukraine et en Syrie. Il a dit que des agents ukrainiens l'ont approché il y a un mois pour lui dire que les services de sécurité russes avaient passé un contrat sur lui.
« J'ai dit : "Super. "Pourquoi avez-vous attendu un mois ?" » explique M. Babchenko, qui vit maintenant sous la protection des services de sécurité.
Il a également fourni quelques détails sur la mise en scène du crime de mardi soir dernier. Les agents de sécurité ont pris un de ses sweat-shirts et ont tiré des coups de feu à travers, puis l'ont enduit de sang de porc après l'avoir remis sur lui.
Emmené à l'hôpital après que sa femme, qui était dans le coup, eut appelé une ambulance, il a d'abord été transporté dans une unité de soins intensifs et déclaré mort, puis emmené à la morgue. Ce n'est qu'à ce moment-là qu'il a cessé de faire le mort et a commencé à regarder les hommages qui lui étaient rendus à la télévision.
Iuliia Mendel a contribué aux reportages de l'Ukraine et Oleg Matsnev de Moscou.
Source : The New York Times, Neil MacFarquhar, 01-06-2018
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source