Source : JDD, Jean-Michel Naulot, 04-03-2019
Jean-Michel Naulot, ancien membre du collège de l'Autorité des marchés financiers, répond à la philosophe Dominique Schnapper. Pour lui, la crise des Gilets jaunes n'est pas seulement l'expression de l'individualisme, comme affirmait l'intellectuelle, mais surtout le cri de révolte des classes moyennes et populaires face aux inégalités.
Les Gilets jaunes sont-ils l'expression d'un "individualisme poussé à l'extrême"? C'est ce qu'affirmait dans nos colonnes la philosophe Dominique Schnapper la semaine passée. Jean-Michel Naulot, ancien membre du collège de l'Autorité des marches financiers, y voit surtout l'injonction adressée par les classes moyennes et populaires à "repenser un système" inégalitaire. Voici sa tribune : "Dans un entretien au JDD, le 24 février, Dominique Schnapper voit dans le mouvement des Gilets jaunes l'expression d'un "individualisme poussé à l'extrême" risquant de nous faire "sombrer dans une sorte d'anarchie qui ferait le lit du totalitarisme". Il est tentant d'analyser ainsi une révolte. Mai 68, comme d'autres mouvements protestataires dans l'Histoire, fut en apparence un bel exemple de cet "individualisme poussé à l'extrême" par une jeunesse qui, comblée après dix ans de forte croissance, rêvait que l'on puisse un jour "interdire d'interdire"... Fallait-il pour autant n'y voir qu'"une sorte d'anarchie"?
Les excès sont toujours présents dans les révoltes mais ils sont comme l'écume de mer : ils n'expliquent en rien les tempêtes. Dans le cas des Gilets jaunes, la cause profonde de la révolte et, ne l'oublions pas, de l'adhésion initiale d'une très large majorité de Français n'est-elle pas d'abord le refus obstiné de nos dirigeants, actuels et récents, de reconnaître leurs erreurs collectives?
En France, les protestataires ne défendent pas des revendications catégorielles mais la nécessité de repenser un système.
La révolte des classes moyennes et des catégories défavorisées n'est pas propre à la France. Elle traverse tout l'Occident. Elle s'exprime à l'égard de dirigeants qui ont laissé se développer depuis vingt ans au moins de graves dérives du capitalisme, ce que l'on a appelé le capitalisme financier. En France, les protestataires ne défendent pas des revendications catégorielles mais la nécessité de repenser un système. Ces oubliés de la République dénoncent la baisse du pouvoir d'achat, les inégalités sociales, les excès de la finance, la précarité comme solution au chômage, la toute-puissance des métropoles, la désertification des territoires, l'abandon des banlieues, la montée de la misère.
Les dirigeants occidentaux, qui avaient dans l'ensemble plutôt bien conduit les affaires du monde au lendemain de la guerre, ont commis des erreurs qui rendent la situation explosive. Les Anglo-Saxons ont cru qu'en faisant tomber les règles, notamment dans la finance, en libéralisant à tout-va, ils allaient doper la croissance. Ce fut vrai un temps, au début des années Reagan-Thatcher. Puis, très vite, les crises à répétition éclatèrent.
Les Européens ont eu le tort de suivre le mouvement. Pire, ils ont imaginé que l'adoption d'une monnaie commune, en gommant les frontières, allait elle aussi doper la croissance et faciliter la marche vers le fédéralisme. Or, cette monnaie attise les divisions au lieu de les réduire.
Aux Etats-Unis, le pouvoir d'achat des classes moyennes n'a pas augmenté depuis la fin du siècle dernier.
Joseph Stiglitz, prix Nobel d'économie, affirme qu'aux Etats-Unis le pouvoir d'achat des classes moyennes n'a pas augmenté depuis la fin du siècle dernier. Quinze pour cent des Américains se nourrissent avec des bons alimentaires. Deux millions et demi d'enfants dorment dans la rue.
En zone euro, la monnaie "renforce les forts et affaiblit les faibles", comme le soulignait Louis Gallois en 2012. Depuis la création de l'euro, la production industrielle allemande a progressé de 36 %, celles de la France, de l'Italie et de l'Espagne ont diminué respectivement de 3 %, 15 % et 16 %. Aucun transfert financier n'a été mis en place pour corriger les inégalités creusées par la monnaie commune.
Il est temps de redessiner notre modèle économique et social en prenant appui sur nos racines humanistes au lieu de poursuivre dans la voie du tout-libéral.
Il est temps de définir un nouvel horizon si l'on veut éviter que notre beau pays ne finisse par se morceler et sombrer. Il est temps que les technocrates, à Paris et à Bruxelles, prennent un peu de recul après avoir pris tant de décisions "hors-sol".
Il est temps de redessiner notre modèle économique et social en prenant appui sur nos racines humanistes au lieu de poursuivre dans la voie du tout-libéral. Il est temps de refonder l'Union européenne en respectant nos vieilles nations au lieu de s'attacher à une vision fédéraliste qui conduit à la confrontation."
Source : JDD, Jean-Michel Naulot, 04-03-2019