Ce n'est pas la première fois que l'Amérique jauge un autre pays à l'aune de ses propres valeurs et se trompe lourdement. Cette fois, c'est l'Iran que Trump entend soumettre à sa volonté - ou plutôt, c'est un Iran faible fantasmagorique, et non le véritable Iran, dont la réalité contredit quotidiennement ses illusions. Jusqu'où tout cela peut-il aller ?
Par Alastair Crooke
Paru sur Strategic Culture Foundation sous le titre Trump's Iran Policy: Dangerously Flawed Assumptions, With No Plan 'B'
Le professeur Russell-Mead nous dit, dans le Wall Street Journal, « la clé de la politique du président à l'égard de l'Iran est que son flair envers le pouvoir - et Trump est un grand juge de pouvoir, insiste R-M - lui dit que l'Iran est plus faible, et que les États-Unis sont plus forts que ne le pensent les experts de la politique étrangère.... Ce que veut Trump est un accord avec l'Iran qui s'accorde à sa perception de la puissance relative des deux pays... »
« Pour sa diplomatie publique, [Trump] pratique son mélange standard de déclarations fracassantes et de revirements [il transforme la politique américaine en « Donald Trump Show », avec le pays et le monde fixés sur chacun de ses mouvements, spéculant fébrilement sur ce qui va suivre, suggère R-M].... Et au niveau de la politique du pouvoir, il serre régulièrement et constamment les vis à l'Iran en armant ses voisins et en les assurant de son soutien, en renforçant les sanctions et en faisant grimper la pression psychologique sur le régime.
« M. Trump comprend bien les contraintes qui pèsent sur sa politique à l'égard de l'Iran. Lancer une nouvelle guerre au Moyen-Orient pourrait enterrer sa présidence. Mais si c'est l'Iran qui déclenche la guerre, c'est une autre histoire. Une attaque iranienne claire contre des cibles américaines ou même israéliennes pourrait unir la base jacksonienne* de M. Trump comme l'attaque de Pearl Harbor avait uni les jacksoniens américains contre le Japon impérial. »
L'analyse de Russell-Mead est probablement juste. Mais ce n'est pas tout : L'approche de Trump repose sur d'autres hypothèses clés sous-jacentes : Premièrement, avec l'effondrement de l'économie iranienne et la montée en flèche de l'inflation (Trump répète fréquemment cette affirmation infondée), le système révolutionnaire iranien va soit imploser, soit s'agenouiller devant Washington et implorer un nouvel accord nucléaire.
Deux : Trump peut se permettre d'attendre cette implosion imminente et augmenter les pressions économiques entre-temps. Trois : Trump affirme qu'une guerre avec l'Iran serait courte : « Je ne parle pas d'envoyer des soldats sur le terrain », a-t-il dit. « Je dis juste que si quelque chose arrivait, ça ne durerait pas très longtemps. » Et quatre : Trump a dit (et semble croire) qu'il n'aurait pas besoin d'une « stratégie de sortie » en cas de guerre avec l'Iran, ce qui suggère qu'il pense vraiment que la guerre serait limitée à une brève campagne aérienne victorieuse.
Que dire ? Eh bien, seulement que toutes ces hypothèses sont presque certainement fausses - et, comme le note Daniel Larison dans The American Conservative, « si le président américain pense qu'une guerre avec l'Iran « ne durerait pas très longtemps », il sera probablement plus disposé à la commencer. Les va-t-en-guerre iranophobes de Washington soulignent déjà, comme prévu, qu'attaquer l'Iran ne serait pas comme l'Irak ou l'Afghanistan, et ils disent cela en partie pour surmonter les réserves apparentes de Trump à l'idée d'un enlisement dans un conflit prolongé ». L'Iran ne serait en effet pas comme l'Afghanistan ou l'Irak, mais d'une toute autre façon que ne le pensent les va-t-en-guerre.
D'abord, l'Iran n'implosera pas sur le plan économique : vendredi, la Russie a fait part de son engagement à sécuriser les secteurs pétrolier et bancaire de l'Iran si le mécanisme de compensation INSTEX de l'UE ne fonctionne pas efficacement d'ici le 7 juillet (lorsque la fenêtre de l'Iran avec l'Europe sera fermée sur cette question). Le vice-ministre russe des Affaires étrangères, Sergei Ryabkov, a déclaré vendredi que Moscou est prêt à aider l'Iran à exporter son brut et à assouplir les restrictions imposées à son système bancaire, si l'Europe ne parvient pas à faire de l'INSTEX un mécanisme viable. La Chine a également déclaré que les « transactions énergétiques normales » avec Téhéran sont conformes à la loi et doivent être respectées. Le gouverneur de la Banque centrale d'Iran, Abdolnaser Hemmati, a déclaré cette semaine que l'Iran a « passé le pic des sanctions. Nos exportations de pétrole sont en hausse ».
Si l'hypothèse de « l'implosion » est erronée, il s'ensuit qu'il en va de même de l'affirmation selon laquelle l'Iran viendra mendier un nouvel accord nucléaire à M. Trump. Voici, à titre d'illustration, le récit (iranien) de ce que le Guide suprême a dit au Premier ministre Abe :
« Lors de la rencontre de Shinzo Abe (le 13 juin) avec l'Ayatollah Khamenei, il lui a dit « je voudrais vous donner un message du Président des États-Unis ».
« L'Ayatollah Khamenei a répondu en soulignant la ruse et le manque de fiabilité des États-Unis, et a affirmé : « Nous ne doutons pas de votre sincérité et de votre bonne volonté [celles d'Abe]. Cependant, en ce qui concerne ce que vous avez dit au sujet du Président des États-Unis, je ne considère pas Trump comme quelqu'un avec qui il vaut la peine d'échanger des messages et je n'ai pas de réponse pour lui, et je ne lui répondrai pas non plus dans l'avenir. »
« Ce que je vais vous dire s'adresse à vous en tant que Premier ministre japonais, et parce que nous considérons le Japon comme un de nos amis...
« L'Ayatollah Khamenei, notant l'affirmation de Shinzo selon laquelle les États-Unis ont l'intention d'empêcher la production d'armes nucléaires par l'Iran, a déclaré : « Nous sommes opposés aux armes nucléaires et ma Fatwa religieuse interdit la production d'armes nucléaires ; mais il faut que vous sachiez que, si nous avions l'intention de produire des armes nucléaires, les États-Unis ne pourraient rien faire ; et leur non-autorisation ne [serait] pas un quelconque obstacle pour nous ».
« Le Guide suprême, en réponse au message selon lequel « les États-Unis ne recherchent pas le changement de régime en Iran », a insisté sur le fait que « notre problème avec les États-Unis ne porte pas sur un changement de régime. Parce que même s'ils ont l'intention de poursuivre dans cette voie, ils ne pourront pas y parvenir... Quand Trump dit qu'il ne recherche pas un changement de régime, c'est un mensonge. Car, s'il le pouvait, il le ferait. Mais il n'en a pas les moyens. »
« L'ayatollah Khamenei a également fait référence aux remarques du Premier ministre japonais concernant la demande des États-Unis de négocier avec l'Iran sur la question nucléaire et a déclaré : « La République islamique d'Iran a négocié pendant 5 à 6 ans avec les États-Unis et les Européens - le P5+1 - ce qui avait abouti à un accord. Mais les États-Unis n'ont pas tenu compte de cet accord définitif et l'ont violé. Le bon sens commande-t-il que l'on négocie avec un État qui a jeté à la poubelle tout ce qui avait été décidé ? »
« Il a souligné les quarante années d'hostilité dont les États-Unis ont fait preuve à l'égard de la nation iranienne et son hostilité actuelle, et a déclaré : « Nous pensons que nos problèmes ne seront pas résolus en négociant avec les États-Unis, et qu'aucune nation libre n'acceptera jamais de négocier sous des pressions ».
Et des « pressions » sont précisément ce que les États-Unis ajoutent : c'est-à-dire qu'ils augmentent les pressions au lieu de les atténuer - alors que les lever est probablement la condition sine qua non à la reprise de négociations avec l'Iran. Mais Trump est d'avis que l'Amérique a le privilège - en vertu de son grand pouvoir - de négocier lorsque ses contreparties sont soumises à une « pression maximale ». De toute évidence, il n'a pas été bien informé de l'histoire du stoïcisme iranien face à des cataclysmes bien pires. Il ne sait pas non plus qu'en période de crise, les Iraniens peuvent puiser un grand réconfort spirituel dans le récit de l'Imam Hussein.
Comment cela se fait-il ? La notion d'un « Iran sur le point de s'effondrer » est un élément de langage colporté par divers exilés iraniens mécontents, et par le MEK, ainsi que par d'éminents bellicistes des États-Unis. Mais de façon tout aussi importante, étant données les prédilections familiales de Trump, cette illusion selon laquelle « un seul coup de pouce » et la Révolution iranienne « est terminée » est constamment encouragée par Netanyahou. (D'autres Israéliens ne sont pas aussi heureux de l'appui ouvert et enthousiaste de leur Premier ministre à la politique iranienne de Trump - rappelant comment Israël (et Netanyahou) ont été accusés d'avoir fait pression pour la guerre en Irak en 2003).
Si l'hypothèse selon laquelle l'Iran s'effondrera ou capitulera sous la pression économique est fausse, et que la présomption selon laquelle « aucune stratégie de sortie » n'est nécessaire, parce que l'Iran est faible et que les États-Unis sont militairement forts (ce qui implique qu'une frappe aérienne rapide et courte réglerait les choses) - est également erronée, où allons-nous ?
Si ces hypothèses de base continuent d'être acceptées sans examen, alors, avec le temps, l'Iran n'aura ni implosé, ni capitulé comme prévu ; au lieu de quoi, il aura continué à jouer les mouches du coche en envoyant des « messages » calibrés pour être de plus en plus handicapants [par exemple en augmentant les risques du transit pétrolier dans le détroit d'Ormuz, NdT] et démontrer ainsi les coûts potentiels de cette politique - avec la douleur qui retombera principalement sur les alliés des Américains qui défendent les « mesures » américaines contre l'Iran.
En fin de compte, Trump se retrouvera bloqué comme il n'aurait jamais voulu l'être, et il est peut-être déjà trop tard. C'est probablement déjà le cas. Soit il doit réagir militairement aux « messages » iraniens, avec toutes les possibilités de contre-attaques asymétriques iraniennes et d'escalade : une perspective qu'il refuse d'instinct, car il craint que cette voie d'indécision militaire et de réponses du tac au tac ne se déroule pas bien pour lui dans le cadre des élections de 2020. Il pourrait même risquer sa présidence.
Ou bien, il doit entreprendre un retour humiliant à un processus proche du JCPOA (tant méprisé) - quel que soit son nouveau nom, avec l'espoir d'arriver à maquiller sa défaite en « victoire ».
Il est fort possible que le président Poutine ait eu soin d'exposer ce choix à Trump lorsqu'il l'a rencontré à Osaka. On ne nous le dira probablement pas. Nous ne le saurons jamais.
Alastair Crooke est un ancien diplomate britannique et ex-officiel de haut rang des services de renseignements du Royaume-Uni (MI6). C'est le fondateur et directeur du Conflicts Forum, un think tank basé à Beyrouth.
Traduction et note d'introduction Entelekheia
Note de la traduction :
* « Jacksonien » : Le président Trump s'identifie clairement à Andrew Jackson (1767 - 1845), le septième président des USA dont il a accroché un portait dans le Bureau Ovale. Jackson était un représentant de l'Amérique rurale blanche. Il était raciste, expansionniste, anti-bourgeois par détestation de la prétention et des « bonnes manières », bagarreur et férocement inculte...