04/04/2020 les-crises.fr  11min #171660

 Coronavirus : « Il faut prendre conscience que nous sommes en état de guerre » - William Dab

Coronavirus : « Si toute crise devient guerre, nous sommes condamnés à une guerre à perpétuité ! »

Source :  Marianne, Nidal Taibi, 30-03-2020

Catherine Hass est docteure en anthropologie politique et auteure de l'ouvrage « Aujourd'hui la guerre. Penser la guerre. Clausewitz, Mao, Schmitt, Adm. Busch ». Elle y analyse les mésusages contemporains de la notion de « guerre ».

« Nous sommes en guerre ». Martelée à six reprises par le président de la République dans son dernier discours à l'Elysée, et réutilisée de nouveau dans son dernier discours du mercredi 25 mars à Mulhouse, l'expression ne pouvait manquer d'interpeller Catherine Hass, qui a consacré  un remarquable ouvrage aux enjeux autour de cette formule.

Marianne : Dans sa dernière allocution télévisée depuis l'Elysée, le président de la République a martelé à six reprises la formule « nous sommes en guerre ». Il a réitéré l'utilisation de cette expression mercredi dernier à Mulhouse. Comment analysez-vous le recours au registre martial dans ce contexte de crise sanitaire ?

Catherine Hass : La déclaration de Macron m'a choqué, stupéfaite : je l'ai trouvée à la fois irresponsable et dangereuse. Stupéfaite parce que précisément nous sommes en paix, un point qu'il faut affirmer avec force puisque c'est parce que nous sommes en paix qu'il est possible de limiter une hécatombe pandémique en confinant strictement et durablement la majeure partie de la population et ce, non pas tant pour sauver sa propre peau mais, très largement, celle des plus vulnérables en essayant de ne pas faire exploser en vol les services hospitaliers d'urgence. Irresponsable car elle vise à faire paniquer les gens et à les mettre au garde à vous là où le contraire aurait dû s'imposer. Dangereuse enfin pour la vitesse avec laquelle le lexique de la politique intérieure s'est martialisé : les « alliés de guerre » de Castaner, les « défaitistes » de Pénicaud, « l'armée de l'ombre » du ministre de l'Agriculture, « le pont aérien » de Philippe pour parler d'avions devant ramener des masques de Chine comme s'il s'agissait de pièces d'artilleries, etc. Si Macron ne l'avait dit qu'une seule fois, nous serions restés dans le domaine de la métaphore, d'une dramaturgie de la crise. Mais dès lors qu'il martèle, avec une aisance impérieuse, six fois « Nous sommes en guerre », il s'agit d'autre chose : il dit une intention politique qui, si elle est n'a pas encore livré toutes ses conséquences, a déjà des effets - l'invraisemblable « état d'urgence sanitaire ». Ses effets nous éloignent donc la seule rhétorique martiale et perdureront sans doute après la période du confinement puisque sa fin ne marquera sans doute pas la fin de « la guerre ». Rappelons que l'état d'urgence décrété après le 13 novembre dura deux ans et que certaines de ses dispositions furent pérennisés dans la loi Colomb sur la sécurité intérieure d'octobre 2017.

La résilience venant après le trauma, elle laisse entendre que la guerre est destinée à durer.

C'est bien parce que nous sommes en paix que le personnel soignant devrait bénéficier sans réserve des protections élémentaires (masques, gels, combinaisons) que l'État, notamment après les épidémies et pandémies de ces dernières années (Ébola, H1N1, SRAS 2003), aurait dû provisionner et non détruire. Les médecins-héros du gouvernement ne tomberont pas sur le front de la pandémie : ce n'est pas la guerre contre le virus qui tue certains d'entre eux mais, plus surement, l'incurie de la politique de santé publique présente et passée. Enfin, et toujours parce que nous sommes en paix, l'une des variables observées pour ce qui est des écarts de létalité du virus selon les pays repose sur la mise en œuvre des mesures prophylactiques ou encore la capacité ou l'efficace des services de santé publics.

Qu'une crise sanitaire exceptionnelle, fruit de la rencontre d'une pandémie conjoncturelle et d'une crise hospitalière structurelle, exige une réponse sanitaire exceptionnelle et vigoureuse affectant aussi bien le fonctionnement des hôpitaux que certains secteurs industriels en vue d'intensifier la production de masques, de respirateurs, de tests : cela va de soi. Que cette crise relève d'emblée d'un registre guerrier et sécuritaire statuant, pêle-mêle, sur le droit du travail ou les nouvelles prérogatives des préfets, en aucun cas.

La réitération de cette déclaration de guerre à Mulhouse, outre qu'elle confirme qu'il n'a jamais été question de rhétorique, a également livré sa seconde conséquence : la création de la très énigmatique opération Résilience devant soutenir les populations. Si l'armée, jusqu'ici, est au plein service du secteur civil, la création d'une opération, de fait, l'autonomisera, à la manière de Sentinelle. Et si la situation n'était pas si grave, l'on serait en droit d'ironiser sur le nom de baptême de cette opération. La résilience venant après le trauma, cette nouvelle OPINT (opération intérieure) laisse entendre que la guerre est destinée à durer.

Dans une guerre - vous donniez notamment l'exemple de Mao dans votre livre - un chef de guerre espère s'appuyer sur les capacités subjectives, cognitives et mentales de ses soldats, de la population plus globalement. La volonté du président de la République d'inscrire cette crise dans le champ de la guerre ne se justifie-t-elle pas à vos yeux pas par la longue durée qu'elle peut prendre et ses conséquences qui s'annoncent sévères ?

Si la déclaration de Macron ne visait qu'à marquer les esprits afin de donner la mesure de la situation, il y avait d'autres façons de le faire en annonçant, par exemple, les prévisions de la mortalité à l'échelle de la population si le confinement n'était pas mis en œuvre. Les mots de « lutte », de « combat » auraient suffi pour dire une détermination. Ce qui ici me semble grave c'est précisément qu'il n'ait trouvé aucun autre terme, aucune autre manière de dire cette gravité sans basculer d'emblée dans le lexique de la guerre. Si toute crise devient guerre, nous sommes condamnés à une guerre à perpétuité !

Ce qui doit préoccuper les esprits c'est la facilité avec laquelle les politiques glissent vers le lexique martial pour traiter et décider de la politique intérieure

Au risque de me répéter, je pense qu'il faut opposer à ce registre de la guerre l'affirmation que nous sommes en paix. Je me refuse, pour ma part, à toute analogie avec les « véritables » guerres et à la reprise, pour mon propre compte, du lexique militaire pour mener une analytique de la situation politique intérieure. C'est une question de choix, de position. Le parallèle avec Mao ne fait pas sens à bien des égards car si d'une part la guerre révolutionnaire chinoise du Parti communiste dura 23 ans (1926-1949), elle a été le fruit d'une invention politique, militaire et organisationnelle constante, d'un ralliement populaire véritable et fut, à ce titre, sans précédent ni successeur. Elle fut aussi particulièrement meurtrière. Plus largement, je pense que toute comparaison de ce type n'a pas de pertinence car elle ne nous permet pas de penser ce qui a lieu, elle ne nous apprend rien sur ce qui se joue aujourd'hui. Ce qui doit préoccuper les esprits c'est la facilité avec laquelle les politiques glissent vers le lexique martial pour traiter et décider de la politique intérieure : ça c'est nouveau.

Curieusement, le personnel hospitalier, du moins une partie, semble réticent à ce registre martial. Plusieurs tribunes, notamment une signée d'une médecin urgentiste, ont exprimé ce rejet (voir,  ici,  ici et  ici). Comment expliquez-vous cela ? Et selon vous, dans quel champ il convient d'inscrire cette crise ?

Je ne trouve pas cela curieux du tout. La guerre a pour contrat la mort - le droit de la donner, la possibilité de la recevoir- là où la médecine a pour contrat la vie, le devoir de la maintenir, de la sauver, de la soigner. Comme le dit une urgentiste : « Nous ne sommes pas en guerre et n'avons pas à l'être. Il n'y a pas besoin d'une idée systématique de lutte pour être performant. L'ambition ferme d'un service à la vie suffit. Il n'y a pas d'ennemi. » Si je ne trouve pas ça curieux c'est que le soin n'est pas la guerre. S'il n'est pas curieux que le personnel soignant ne reprenne pas le lexique de la guerre, c'est peut-être parce que c'est l'État qui la déclare et non les gens.

Qu'est-ce qui, dans cette crise sanitaire exceptionnelle, ne relèverait pas strictement du soin, de la santé, de la recherche publique, de la prophylaxie mais du registre de la guerre ? Absolument rien. Placer la santé publique sous l'égide de la guerre c'est tout simplement l'abandonner en ne la considérant plus pour elle-même dès lors qu'elle est subordonnée à la guerre. C'est donc prioritairement l'état de paix et la santé publique tel qu'il est qu'il nous faut interroger et non celui de guerre.

Le lexique de la guerre ne laisse aucune alternative

Enfin, si le personnel hospitalier parle de guerre - les termes évoqués majoritairement étant ceux de Tsunami ou de médecine de catastrophe pour ce qui est du triage cruel et drastique des malades -, les références ne sont pas celle du président de la République et son imaginaire d'Épinal concernant la guerre de 14 : un tract évoquait plutôt la drôle de guerre de 1940 et L'étrange défaite de Marc Bloch pour ce qui est de la défaite annoncée et assurée.

Plusieurs observateurs, principalement des politiques de l'opposition et des intellectuels, soupçonnent dans le fait d'inscrire cette crise dans une logique de guerre une stratégie pour museler la pensée critique et les voix dissidentes. Selon vous, dans quelle mesure cette analyse est pertinente et quelles sont ses limites ?

Si la période de confinement et de crise sanitaire qui est la nôtre est à la fois tragique et interminable, elle n'en demeurera pas moins de court terme. Les critiques viendront après, le personnel soignant en a fait la promesse. Mais comment l'État, après la crise, va-t-il se redisposer ? Va-t-il maintenir ce lexique de la guerre ? Les récentes déclaration de Macron le laisse entendre quand bien même les prédictions, en période de crise, sont très hasardeuses.

Ce qui est certain, c'est que la transposition à la politique intérieure du cadre intellectuel et discursif de la guerre commande l'ensemble de la politique et de ses catégories. En cela, Macron ne se contente pas de convoquer un imaginaire de la guerre. C'est aussi délétère que dangereux. En effet, dire la guerre, c'est toujours dire l'antagonisme soit discriminer les amis et les ennemis. Ainsi, quiconque s'oppose à la guerre peut être, à l'instar des patrons du BTP, qualifiés de « défaitistes », d'ennemis, de traîtres, la guerre ayant ses héros, sa chair à canon mais aussi ses déserteurs, ses sacrifiés, etc. Et à celui qui objectera, on répondra : « Mais c'est la guerre. » Si une grève des transporteurs intervient, les accusera-t-on d'un « coup de poignard dans le dos » ?

Le lexique de la guerre ne laisse aucune alternative : on ne moufte pas et l'on doit se ranger derrière lui au risque de passer du côté de l'ennemi. Réaffirmer que nous sommes en paix, quand bien même la situation est à la crise et à l'exception, c'est refuser que le champ de la guerre ne totalise tout, qu'il rétrécisse la pensée de ce qui a lieu, notamment en termes de santé publique. Si on reste dans le champ de la guerre, ça disqualifie toute autre forme de pensée, d'approche, de termes, de politiques, de possibles, qui ne s'y inscriraient pas. Et là, l'ennemi ce n'est plus le virus « invisible » mais celui ou celle qui objectera ; et les ennemis, à la guerre, on les tue. Le registre de la guerre tel qu'il est aujourd'hui mobilisé étatise de façon très autoritaire le lexique de la politique. L'aisance avec laquelle il est mobilisé atteste ainsi d'une crise de l'État car il n'est plus en capacité de mobiliser les termes politiques d'une crise autrement que ce terme-là. Affirmer que nous sommes en paix, c'est, d'une certaine façon maintenir le champ des possibles politiques en ne basculant pas toute la politique dans la guerre : sinon, vous la détruisez et il n'y en plus qu'un possible : celui édicté par l'État.

Dans votre livre, vous vous appuyiez sur un arsenal de références et d'auteurs très divers (Clausewitz, Mao, Carl Schmitt, Erich Ludendorff, Michel Foucault, Negri et Hardt, etc.). Quels ouvrages conseilleriez-vous pour penser les enjeux autour de cette notion de « guerre », à la lumière de l'actualité d'aujourd'hui ?

S'il s'agit de faire le professeur, je dirais sans hésiter, en regard de la conjoncture actuelle, La notion de politique de Carl Schmitt dès lors que les notions d'amis et d'ennemis y sont centrales puisqu'il entend identifier la politique à la guerre. Mais je pourrais aussi conseiller un merveilleux essai de Clausewitz Notes sur la Prusse dans sa grande catastrophe de 1806 pour la peinture aussi brillante qu'acerbe qu'il fait d'un État en pleine déliquescence. Cependant, si vous être optimiste, vous pouvez toujours lire Que Faire ? de Lénine.

Source :  Marianne, Nidal Taibi, 30-03-2020

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