Une attestation pour sortir de chez soi, faire son jogging devant sa porte, des surveillants pour les jouets : le confinement français est tellement répressif que même les règles sensées en deviennent suspectes
Placide, 28/10/2020
Il y a quelques jours, à Biarritz, Betty Bellion-Jourdan* s'est trouvée face à quatre policiers en sortant de son bain de mer : à 91 ans, la vieille dame avait certes le droit d'être sur la plage durant le confinement, mais pas de nager. Or depuis de décennies elle fait son crawl tous les jours, même en plein hiver, ce qui atténue la neuropathie qui affecte ses jambes. « Aucun médecin, aucun massage ne me fait autant de bien que la mer », dit Madame Bellion-Jourdan.
Un des policiers s'est contenté de répondre, comme l'atteste cette vidéo : « C'est l'article 46 de l'arrêté du 29-10 qui est applicable » (interdisant tout sport aquatique). En cas de récidive, Madame Bellion-Jourdan devrait acquitter une amende de 135 euros.
Ce déploiement policier contre une poignée de seniors sur les kilomètres de plage de Biarritz est l'une des conséquences des nombreuses mesures autoritaires prises à Paris pour enrayer l'épidémie de Covid. Citoyens et citoyennes doivent être porteur/ses, dès qu'ils/elles sortent de chez eux/elles, d'une attestation signée de leur nom pour en exposer les motifs. Par exemple : j'emmène mes enfants à l'école, je vais acheter ma baguette, du sirop contre la toux à la pharmacie, je me rends au travail... Et leur liberté de mouvement est restreinte : une heure de sport par jour, et dans un rayon d'un kilomètre. Randonner à pied ou à vélo, nager est impossible.
Le résultat en est que joggeurs et joggeuses s'entassent dans les rues au lieu de rester à distance les uns des autres en pleine nature. Et aussi, pensent certains médecins, en viennent à se méfier des règles sensées, comme ne pas se serrer la main ou se faire la bise. Ce que confirme une étude actuelle: « plus de 60% des Français·es disent ne pas respecter les règles, soit deux fois plus que durant le premier confinement. Et un·e sur deux dit se sentir plus déprimé·e qu'avant le confinement. »
Au niveau européen, la confiance de la population en son gouvernement est au plus bas. Les 2/3 des sondé·es ne croient pas qu' Emmanuel Macron gérera la crise au mieux de leur intérêt. Car le bilan français est catastrophique : bien que ses réponses à cette crise comptent parmi les plus autoritaires, la France enregistre désormais plus de morts que la fort laxiste Suède.
« Respect et non-respect de la loi ne sont désormais séparés que par l'épaisseur d'un papier à cigarettes »
Il y a quinze jours, Macron avait annoncé un confinement d'au moins quatre semaines, où seules les pharmacies et supermarchés seraient ouverts, et tous les autres commerces fermés : librairies, magasins de chaussures etc. Contrairement au premier confinement, il y eut des protestations venant de nombreux clients et commerçants, et quelques maires prirent des arrêtés autorisant le petit commerce. Mais le gouvernement se contenta d'interdire davantage : les super et hypermarchés ne devaient plus vendre de livres, jouets, vêtements et chaussures.
Pour empêcher les clients d'acheter des marchandises prohibées, au choix : vigiles ou affiches devant les rayons proposant ours en peluche ou bottes chaudes. L'opposition - de droite comme de gauche - a taxé ces règles de « décisions sans queue ni tête. »
L'auteure et philosophe Aïda N'Diaye déclare : « On voudrait en rire, mais nous en sommes arrivés à une dangereuse absurdité. » Professeure d'université, elle trouve particulièrement dangereuses les attestations auto-décernées : on ancre dans les têtes le principe d'avoir à se contrôler soi-même en permanence et à se justifier face à l'État. « Respect et non-respect de la loi ne sont désormais séparés que par l'épaisseur d'un papier à cigarettes. Se promener sans minuteur peut déjà vous mettre en infraction. »
Macron avait présenté ces attestations comme inévitables pour ce second confinement, mais sans en donner les raisons. N'Diaye estime toutefois contre-productive cette politique répressive. On traite les adultes en enfants. Et en conséquence ils ont réagi comme des enfants. Ils se sont révoltés et n'ont plus respecté non plus les règles sensées, comme la distance physique. « Je vois des masses de gens dans les rues qui ne respectent pas la distance, mais ont en poche des masses d'attestations. »
Karim
Macron mène une politique sanitaire quasi-monarchique
De plus, en France, l'opposition est à peu près inaudible - sauf l'extrême-droite. Ni les socialistes ni les conservateurs n'ont de figures charismatiques à même de s'opposer aux mesures autocratiques de Macron. La politologue Chloé Morin, ex-conseillère de Premiers ministres français, a rédigé un ouvrage montrant que l'Élysée prend des décisions de nature technocratique - on lui a déconseillé de le publier si elle ne veut pas briser sa carrière.
Chloé Morin considère que la politique sanitaire actuelle produit une « apathie démocratique ». Elle prédit qu'à long terme les décisions arbitraires prises à la tête de l'État profiteront au RN. « Si la dirigeante de ce parti, Marine Le Pen, parvient aussi aisément à mobiliser ses partisans contre les « élites », c'est que nous vivons dans un système sans aucune transparence, où les gens «ordinaires » n'ont pas leur mot à dire et qui va à l'encontre de leurs intérêts.» Les hauts fonctionnaires et les conseillers de Macron sortent tous de l'ENA, une filière qui se caractérise surtout par son uniformité : des hommes de milieu aisé, eux-mêmes fils de hauts fonctionnaires. Chloé Morin les qualifie « d'aristocratie », une aristocratie non consciente, selon elle, qu'il est insupportable de ne pouvoir sortir qu'une heure par jour quand on vit à cinq dans un trois-pièces de banlieue grise.
De fait Macron mène une politique sanitaire quasi-monarchique. Les mesures intrusives relatives au confinement ou au couvre-feu sont prises au sein d'un « Conseil de défense » où siègent quelques ministres, hauts fonctionnaires et officiers, et où le Parlement n'a aucun droit à la parole ni pouvoir de décision « Une poignée de gens décident dans le secret si le pays doit ou non être enfermé, et cela sans aucun contrôle », dit Chloé Morin. Et pour couronner le tout, un président de 42 ans annonce sa décision au journal de 20 heures, sans tolérer aucune question. L'état d'urgence sanitaire est décrété pour 5 mois et accorde au gouvernement de telles compétences que même la Ligue des droits de l'homme (LDH), une ONG qui a obtenu de nombreux succès juridiques en matière de droits citoyens, dit aujourd'hui qu'elle « ne peut pas entreprendre d'actions juridiques contre le confinement, car l'état d'urgence justifie tout. »
Les gens trouvent des moyens
À vrai dire le Conseil scientifique avait invité Macron à impliquer davantage des citoyens et citoyennes dans les lourdes décisions relatives au Covid. Jusque-là il n'en a rien fait. Mais plusieurs maires cherchent à s'opposer à la toute-puissance de Paris. Le maire « vert » de Grenoble - une commune alpine qui compte 160 000 habitants - a convoqué un Conseil citoyen tiré au hasard, où 120 citoyens et citoyennes de tout âge peuvent exposer leurs préoccupations et se concerter pour améliorer les règles sanitaires. - même s'il reste peu de marge au niveau local. À sa première réunion le groupe a débattu des moyens de venir en aide aux personnes seules durant le confinement et de continuer à faire du sport.
Dans tout le pays les gens trouvent des arrangements avec les règles imposées par le gouvernement parisien : ils remplissent plusieurs attestations ; sur des sentiers écartés, des randonneurs se croisent en sachant bien que la loi l'interdit. Dans les supermarchés, des employés vont chercher des jeux de constructions et poupées et les montrent par-dessus les barrières ; on peut ensuite les commander sur Internet et les retirer à la caisse.
Et Betty la nageuse a obtenu de son médecin Guillaume Barucq** un certificat selon lequel sa santé exige qu'elle fasse de la natation. « Dans la mer personne ne risque de se contaminer, et c'est gratuit et bon pour la santé », dit Barucq. Il reçoit de plus en plus de personnes déprimées et affaiblies physiquement. Tout le monde a besoin de faire du sport pour renforcer ses défenses immunitaires, y compris contre le coronavirus. « Dans quel pays vivons-nous pour envoyer des policiers sortir de l'eau des seniors en train de nager ?», demande ce médecin.
Depuis, la ministre du Sport a déclaré que les personnes atteintes de maladies chroniques avaient le droit de continuer à faire du sport. Mais tout le monde, y compris Madame Bellion-Jourdan, doit présenter une nouvelle attestation.
Notes de Tlaxcala
* Betty Bellion-Jourdan, surnommée « Mamie Betty », est la doyenne du Club des Ours Blancs» fondé en 1929 par les premiers participants de la Coupe de Noël, un concours de natation qui se déroula à Biarritz cette année-là durant les fêtes de fin d'année. Comme les participants se jetaient à l'eau malgré le froid de l'hiver, on les baptisa « les ours blancs ». Ce défi incita le club à se donner pour but de développer la pratique de la natation en toute saison et quelles que soient les conditions météorologiques. Au fil des ans ce célèbre « bain de Noël » est devenu une institution biarrote et les Ours Blancs ont acquis une grande renommée sur la côte basque.
** Guillaume Barucq, né en 1977, est un médecin généraliste connu pour avoir promu le windsurf au rang de prévention des maladies. (il est l'auteur du livre « Detoxseafication, notre corps est un océan»). Adjoint de 2014 à 2020 au maire centriste de Biarritz Michel Veunac (MoDem), chargé de l'Environnement, il été en 2020 tête de liste de la Nouvelle vague verte et solidaire- Olatu Berria. Battu par la candidate LR Maïder Arosteguy, il est maintenant dans l'opposition communale.Il a lancé le 15 novembre, pour exiger « le libre accès à l'océan » durant le confinement, une pétition qui a déjà recueilli 5 000 signatures. Début novembre il a accompagné Betty pour son bain quotidien.
Courtesy of Tlaxcala
Source: zeit.de
Publication date of original article: 12/11/2020