Les corps de 88 Palestiniens non identifiés sont enterrés dans une fosse commune à Khan Younis, après que les forces israéliennes les aient renvoyés à Gaza en état de décomposition avancée et sans aucune identification, le 26 septembre 2024. (Doaa Albaz/Activestills)
Nos âmes sont comme suspendues au temps
C'est une chose terrible que d'assister à l'anéantissement de sa patrie. Quand je pense à ce que nous avons vécu l'année dernière, j'ai l'impression que je vais perdre la tête. C'est un choc que je n'arrive toujours pas à absorber. J'essaie de ne pas penser du tout, dans l'espoir de rester sain d'esprit jusqu'à la fin.
Les secondes passent comme des heures. Une nuit de ce tourment est déjà difficile. Nos âmes sont suspendues au temps, jusqu'à ce que le matin arrive et que nous devons endurer un autre jour. Nous cherchons ce qui pourrait améliorer notre vie. J'aspire au jour où nous n'entendrons plus le fracas incessant des bombes, des avions de combat et des drones. Le jour où la mort cessera.
Au début, j'avais l'espoir que la guerre se termine en une semaine ou deux, comme par le passé. Elle ne durera pas plus d'un mois, disais-je aux gens. Si nous parvenons à tenir jusque-là, tout ira bien. Je ne sais pas pourquoi j'en étais si sûre. Je croyais sans doute que le monde interviendrait pour mettre fin à cette folie. Douze mois plus tard, nous avons l'impression que le monde a simplement intégré notre souffrance comme un état naturel des choses.
En un instant, ma vie a basculé dans la terreur, quand l'école où j'enseignais a été détruite. Plusieurs de mes élèves et collègues ont été tués, massacrés avant même que j'ai eu le temps de leur dire au revoir. Le cœur d'un de mes collègues s'est brisé, incapable de supporter tout cela. J'ai perdu le contact avec de nombreux amis.
Désormais incapable de faire le travail que j'aime, j'ai commencé à canaliser toute l'énergie qui me reste dans l'écriture, en essayant de donner une voix à l'expérience des habitants de Gaza sous l'assaut brutal d'Israël. Mais je ne suis pas une étrangère : je suis confrontée aux mêmes problèmes que ceux dont je parle, qu'il s'agisse des déplacements forcés, du manque de nourriture, d'eau et d'électricité, ou de l' absence de soins de santé.
Une famille palestinienne prépare de la nourriture au milieu des décombres à Khan Younis, dans la bande de Gaza, le 20 septembre 2024. (Doaa Albaz/Activestills)
Les huit premiers mois de la guerre, jusqu'à ce que nous parvenions à acheter un panneau solaire, mon père allait à pied de notre maison dans le quartier d'Al-Fukhari, entre Khan Younis et Rafah, jusqu'à l'hôpital européen afin de recharger nos téléphones, nos batteries et d'autres équipements. Le manque de nourriture et d'eau est resté un problème épineux et coûteux : je ne croyais pas devoir payer 70 dollars pour une semaine d'approvisionnement en eau, ni à devoir transporter de lourds conteneurs avec ma famille juste pour remplir nos réservoirs.
Pour ma mère, qui souffre d'une maladie des os et d'une affection neurologique, cette année s'est déroulée dans une souffrance constante. Elle ne peut pas se déplacer sans ses médicaments, que nous cherchons dans tous les hôpitaux et toutes les pharmacies. Lorsque nous les trouvons, nous en achetons autant que nous pouvons. Mais souvent, nous n'y parvenons pas, alors elle a réduit sa consommation pour faire durer les médicaments. Nous entendons ses gémissements, mais nous sommes impuissants à soulager ses souffrances.
Chaque fois que nous quittons notre maison, nous savons que n'importe lequel d'entre nous peut revenir dans un linceul. Nous savons qu'avec les bombardements incessants d'Israël, il n'y a plus d'endroit sûr à Gaza, même chez nous. Mais nous remercions Dieu que notre maison soit encore debout et qu'elle nous offre un certain réconfort.
Ma sœur n'a pas eu cette chance. En décembre, sa maison, dans le camp de réfugiés de Khan Younis, a été lourdement endommagée lors de l'invasion terrestre d'Israël, et elle est venue vivre avec nous. J'ai essayé de la consoler, mais elle était dévastée par la perte de sa maison, privée de l'avenir qu'elle comptait y construire.
S'accrocher à son foyer
Je n'oublierai jamais le soir où j'ai échappé de peu à la mort. C'était le 16 août et j'étais seule au deuxième étage. Ma mère, mon père et ma sœur étaient en bas, et mon frère jouait dans la rue avec ses amis.
J'ai entendu le bruit du missile qui amorçait sa descente et je me suis préparée à l'explosion pour savoir où courir. Mais je ne m'attendais pas à ce qu'il atterrisse si près, à quelques mètres seulement de chez nous. Soudain, de la poussière, des pierres et des éclats de verre ont volé partout. J'ai crié pour que quelqu'un me vienne en aide. Je ne sais toujours pas comment j'ai pu descendre au premier étage, l'épaisse fumée m'empêchait de voir quoi que ce soit autour de moi. Mais lorsque j'ai enfin réussi à sortir, j'ai pris conscience de l'ampleur des dégâts.
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De la fumée s'élève après une frappe aérienne israélienne à Deir al-Balah, au centre de la bande de Gaza, le 6 août 2024. (Abed Rahim Khatib/Flash90)
La maison des voisins a été complètement détruite. Les maisons alentours ont été terriblement endommagées, y compris celle de mon oncle, à moitié détruite. Notre maison a elle aussi été touchée : des éclats d'obus ont percé un grand trou dans le toit, toutes les fenêtres ont volé en éclats et le réservoir d'eau est détruit. Nous avons eu la chance de nous en sortir vivants, mais je souffre encore de contusions dans le dos.
Pour moi, ma maison, c'est la vie. Et tout bien considéré, c'est un miracle que nous vivions encore dans la nôtre. Mais nous avons été contraints de l'abandonner deux fois lorsque les attaques israéliennes se sont rapprochées, et à chaque fois, nous ne savions pas si nous pourrions y revenir. Cela nous a rappelé les terribles souvenirs de l'année 2000, lorsque j'avais 8 ans et que l'armée israélienne avait rasé notre maison au bulldozer. J'étais terrifiée à l'idée de devoir revivre cette perte douloureuse.
Notre premier déplacement a eu lieu au cours des premières semaines de la guerre, lorsque notre quartier a été soumis à des bombardements intensifs. Nous avons passé une nuit glaciale sur le parking de l'hôpital européen. Les couloirs intérieurs étaient déjà trop encombrés pour nous accueillir. Je n'ai pas dormi une seconde. J'avais l'impression que ma poitrine était écrasée par un énorme et pesant rocher.
Puis, le matin du 2 juillet, nous avons fui à nouveau après que l'armée israélienne a donné l'ordre d'évacuer le quartier. Nous avons rassemblé nos affaires dans un camion et nous sommes dirigés vers la maison sinistrée de ma sœur, que nous avons essayé de réparer du mieux que nous avons pu. Mais j'avais du mal à supporter d'être loin de ma propre maison et, malgré le danger, je suis revenue au bout de dix jours avec mon père et mon frère, et ma mère nous a rejoints peu de temps après.
Lorsque nous sommes rentrés chez nous, notre quartier était presque vide. Beaucoup de nos voisins ont fui vers Al-Mawasi, la soi-disant "zone humanitaire", et ne sont revenus qu'environ deux mois plus tard. À plusieurs reprises, lors de l'incursion des forces israéliennes dans la ville, nous avons été assiégés une semaine ou plus, incapables de nous déplacer librement sans courir le risque d'être abattus.
Au printemps, ma mère et moi avons pris la décision de quitter Gaza. Au début, elle était réticente à l'idée de voyager, inquiète de laisser ma sœur et ses deux enfants. Mais compte tenu de l'absence de traitement pour son état de santé, elle a reconnu que c'était mieux ainsi.
Notre plan d'évasion était en marche. Nous avons réussi à nous inscrire auprès d'une agence de voyage pour partir par le point de passage de Rafah, nos bagages étaient prêts et nous attendions simplement que nos noms apparaissent sur la liste de sortie. Dans la nuit du 6 mai, notre heure est enfin arrivée. L'inimaginable s'est alors produit : le lendemain matin, alors que nous attendions une confirmation de notre départ pour le jour suivant, l'armée israélienne a envahi Rafah. Et la première chose qu'elle a faite a été d'occuper le checkpoint de Rafah, nous barrant ainsi l'issue vers le monde extérieur.
Chaque jour, nous attendons la réouverture du checkpoint pour être autorisées à partir. Nous rêvons de ce moment. Mais chaque jour qui passe me fait perdre un peu plus espoir pour l'avenir de Gaza.
Source: 972mag.com, le 5 octobre 2024