Par Patrick Martin
12 mars 2010
Le World Socialist Web Site appuie la lutte des masses libyennes pour renverser le régime de Mouammar Kadhafi, une dictature bourgeoise de droite qui collabore depuis longtemps avec les puissances impérialistes, et le remplacer par un gouvernement démocratique et véritablement populaire. Mais nous rejetons totalement l'idée que le renversement de Kadhafi devrait être opéré, ou ne peut qu'être opéré, par l'intervention des États-Unis et de l'OTAN.
L'instrument de libération du peuple libyen est la classe ouvrière libyenne en alliance avec les masses d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient.
L'opposition aux interventions impérialistes est un principe établi de longue date dans le mouvement socialiste. Les expériences de la dernière décennie en Irak et en Afghanistan, sans parler de de toute l'histoire du vingtième siècle, soulignent l'exactitude de ce principe.
Le renversement de Kadhafi par une intervention des États-Unis et de l'OTAN, plutôt que par l'action de la classe ouvrière à la tête des masses opprimées, voudrait non seulement dire l'avortement de la révolution, mais aussi la mise en place d'un autre régime colonialiste. Ce dernier viendrait positionner des forces militaires impérialistes près des frontières de la Tunisie et de l'Égypte, les pays où des soulèvements populaires ont provoqué le départ de dictateurs depuis longtemps au pouvoir, mais en laissant à ce point-ci intacts l'appareil d'État et la structure sociale capitaliste. Il préparerait d'autres incursions contre les luttes révolutionnaires générées par l'effondrement du capitalisme mondial.
C'est en fait le principal motif derrière les plans d'une intervention militaire directe contre Kadhafi, pas la compassion pour la population libyenne.
Tandis que débute aujourd'hui le congrès des ministres de la Défense de l'OTAN, les États-Unis et les puissances européennes discutent d'une intervention. Les forces militaires américaines, britanniques, françaises, italiennes et allemandes sont en mouvement et se préparent à des mesures telles que l'imposition d'une zone d'exclusion aérienne, le débarquement de matériel militaire pour les forces rebelles libyennes, et des frappes aériennes et navales directes contre le gouvernement de Kadhafi.
La campagne pour une intervention militaire en Libye a été renforcée mercredi par un éditorial du New York Times, la principale voix éditoriale de l'impérialisme américain. Son soutien non dissimulé pour une intervention militaire est honteux, réactionnaire et malhonnête.
L'éditorial commence en critiquant l'administration Obama pour ne pas avoir agi assez vite dans l'organisation et la justification du rôle que doit jouer l'armée des États-Unis dans la guerre civile qui a fait éruption dans le pays riche en pétrole au cours des trois dernières semaines. Obama est réprimandé pour ses « messages contradictoires » et ses « vacillements » aux côtés de responsables qui ont indiqué certaines des embûches concrètes qui pourraient être rencontrées dans l'imposition d'une zone d'exclusion aérienne.
Le Times passe ensuite aux choses sérieuses, justifiant sur une base « humanitaire » la nécessité d'une intervention des États-Unis en Libye. Tout en s'opposant au déploiement de troupes au sol - peu sont disponibles de toute façon, étant donné les besoins des guerres en Afghanistan et en Irak - l'éditorial déclare que l'on « doit trouver le moyen d'appuyer le soulèvement en Libye et de mettre fin au massacre de la population par le colonel Mouammar El-Kadhafi ».
Ces airs de préoccupation devant les pertes civiles en Libye n'ont aucune crédibilité. Il n'y a eu aucun éditorial du Times exigeant une intervention militaire américaine pour mettre fin aux précédents massacres en Tunisie et en Égypte, ou aux meurtres de manifestants de l'opposition en Irak, au Yémen, au Bahreïn, en Oman, en Algérie, au Maroc ou en Arabie saoudite.
Le Times n'a pas non plus dénoncé Israël pour avoir bombardé des civils à Gaza et au Liban ou, du reste, le gouvernement américain pour ses bombardements répétés de civils en Irak, en Afghanistan et au Pakistan.
Cherchant à faire en sorte que son soutien à l'intervention en Libye se distingue du lancement d'une guerre délibérée contre l'Irak par l'administration Bush, le Times déclare que, pour donner de la légitimité à une nouvelle aventure militaire américaine dans la région, « un appui crédible dans le monde arabe semble absolument essentiel ».
À cette fin, le Times fait l'éloge du Conseil de coopération du Golfe, l'alliance de monarchies du golfe Persique dominée par l'Arabie Saoudite, pour son soutien à l'imposition d'une zone d'exclusion aérienne en Libye. Le Conseil comprend Bahreïn et Oman, où la police a assassiné des manifestants de l'opposition en toute impunité, ainsi que l'Arabie saoudite, où les manifestations sont illégales, sous peine de mort.
Tous ces régimes auxquels le Times fait appel sont des dictatures haïes par leur propre peuple.
Le Times exhorte les ministres des Affaires étrangères de la Ligue arabe à suivre l'exemple du Conseil de coopération du Golfe, en notant que, si une zone d'exclusion aérienne est imposée, « l'Égypte et quelques autres États membres ont les moyens militaires pour y participer ». Cette déclaration a les plus sinistres implications. L'armée égyptienne a été le fondement de la dictature de Moubarak et continue à gouverner l'Égypte après la démission de Moubarak, agissant en tant que chien de garde pour la classe capitaliste égyptienne et ses maîtres impérialistes.
Engager l'Égypte dans l'imposition d'une zone d'exclusion aérienne en Libye signifierait la mise en place de contacts opérationnels directs avec le Pentagone, fournissant à l'armée égyptienne des ressources additionnelles et renforçant cette dernière pour l'inévitable confrontation avec les travailleurs et les paysans égyptiens.
Bien que l'éditorial fasse l'éloge des rebelles libyens à plusieurs reprises, il ne prend pas en compte les forces disparates impliquées dans l'opposition à Kadhafi. D'un côté, il y a les travailleurs et paysans opprimés, qui sont motivés par la haine contre le régime despotique. D'autre part, il y a des porte-paroles et des dirigeants qui, jusqu'à il y a quelques semaines, faisaient partie du gouvernement de Kadhafi et de son entourage. La plupart des appels insistants pour l'intervention impérialiste proviennent précisément de ces éléments.
Parmi les forces rebelles mêmes, il y a une méfiance généralisée envers les puissances impérialistes et leurs manoeuvres pour assurer leur influence politique et l'accès au pétrole libyen. Une porte-parole des rebelles, Iman Bugaighis, a déclaré au Guardian, « Les jeunes ne veulent pas d'intervention militaire. Le conseil révolutionnaire en a pris bonne note. Comme les Arabes, nous avons de très mauvais antécédents avec l'intervention militaire étrangère prolongée. Les gens voit cela comme une invasion ».
L'éditorial du Times se termine par : « Ce serait désastreux si le colonel Kadhafi réussissait à s'accrocher au pouvoir en massacrant son propre peuple. » Mais comment les fantoches des États-Unis tels que Maliki en Irak et Karzaï en Afghanistan se maintiennent-ils au pouvoir sinon que par cette méthode précise ? Le Times ne considère pas comme un « désastre » la survie de la monarchie en Arabie saoudite, où la décapitation est la peine normale réservée à l'opposition politique, particulièrement à celle provenant des couches les plus opprimées.
Quel est le véritable rôle de l'impérialisme américain dans les événements en Libye ? Après avoir cherché à se faire bien voir de Kadhafi durant la dernière décennie en retour de redevances et de lucratifs contrats de pétrole, les États-Unis ont exploité le mouvement populaire qui a éclaté le 15 février à Benghazi et en ont très rapidement fait le prétexte pour une intervention des puissances impérialistes.
Les forces spéciales, les navires et avions militaires d'une dizaine de pays ont déjà violé à maintes reprises la souveraineté de la Libye, d'abord pour « secourir » les étrangers coincés sur place par les combats, et ensuite pour supposément apporter de l'aide humanitaire aux civils libyens.
Cependant, loin de tenter de limiter le nombre de victimes, les puissances impérialistes ont encouragé la guerre civile, incitant les forces rebelles à foncer à travers le désert pour attaquer les bastions de Kadhafi situés à Surt et Tripoli. Le bain de sang était inévitable dans le contexte de ces affrontements mal préparés. Des civils sans entraînement militaire étaient impliqués dans beaucoup d'entre eux. Ce massacre a servi à alimenter la campagne médiatique appelant à une intervention militaire des États-Unis et de l'OTAN.
Le Times ou les autres partisans d'une attaque des États-Unis et de l'OTAN contre la Libye n'essaient même pas de résoudre les contradictions de leurs propres arguments. L'agitation s'est propagée à l'Afrique du Nord et au Moyen-Orient et dans tous les cas, sauf pour la Libye, les puissances impérialistes se sont rangées du côté des régimes de droite déjà établis.
La position d'agression vis-à-vis la Libye est toutefois dictée par des intérêts économiques et des considérations géopolitiques stratégiques qui n'ont rien à voir avec les droits humains du peuple libyen. En effet, si les États-Unis et les puissances européennes arrivaient finalement à la conclusion, bien qu'à leur grand dépit, que leurs menaces d'une intervention militaires étaient inopportunes et irréfléchies, ils reprendraient les affaires avec Kadhafi.
Le renversement de dictateurs régionaux - qui dirigent, en dernière analyse, au nom de l'impérialisme - ne peut, ni en Libye, ni nulle part ailleurs dans le monde, être imparti aux forces militaires des États-Unis et de l'Europe.
Comme l'ont affirmé Marx et Engels à l'aube du mouvement socialiste, la libération de la classe ouvrière est la tâche de la classe ouvrière elle-même.
(Article original anglais paru le 10 mars)