Comment aider le peuple libyen à se libérer d'un dictateur qui pendant des décennies a été choyé par Washington, Londres et Paris... ?
Michel Muller - L’Humanité
"L'Union européenne (qui doit se réunir ce samedi à Paris avec la Ligue arabe - ndlr) envisage d'apporter un soutien essentiellement humanitaire en Libye mais qui pourrait prendre la forme d'une opération militaire dans le cadre de l'assistance aux réfugiés, ont indiqué vendredi des diplomates européens". Cette « info » a été diffusée ce vendredi par le site SFR info.
A quel point de maquillage des mots et de perversion des valeurs en est-on arrivé ? En accolant dans un même souffle les termes « humanitaire » et « opération militaire » on avoue que la guerre annoncée n'est ni humanitaire, ni dans le but d'aider la marche du peuple libyen vers la liberté et la démocratie. Car, quoi qu'en disent les « experts » salivant du sang en fantasmant sur des bombardements aériens « humanitaires », il s'agit de pétrole, celui que l'on tire du sous-sol libyen. Que ce soit le « livre blanc de la défense » - bible de Nicolas Sarkozy, ou la doctrine militaire US actualisée, la « préservation des ressources énergétiques » est d'un « intérêt stratégique » prioritaire, c'est-à-dire qu'on est prêt à déclencher dans cet objectif, y compris à titre préventif, un conflit armé, une guerre.
L'article 4 de la résolution 1973 adoptée dans la nuit de jeudi à vendredi par le Conseil de sécurité de l'ONU « autorise les États Membres qui ont adressé au Secrétaire général une notification à cet effet et agissent à titre national ou dans le cadre d'organismes ou d'arrangements régionaux et en coopération avec le Secrétaire général, à prendre toutes mesures nécessaires, (...) pour protéger les populations et les zones civiles menacées d'attaque en Jamahiriya arabe libyenne, y compris Benghazi, tout en excluant le déploiement d'une force d'occupation étrangère sous quelque forme que ce soit et sur n'importe quelle partie du territoire libyen. » Et, ajoute l'article 8, ces États et ceux « de la Ligue des États arabes » sont autorisés à prendre « au besoin toutes mesures nécessaires pour faire respecter l'interdiction de vol imposée au paragraphe 6 et faire en sorte que des aéronefs ne puissent être utilisés pour des attaques aériennes contre la population civile ».
Mais tout ceci n'est-il pas une mascarade effroyable ?
A Paris, on se répand dans les milieux bien informés en déclarations guerrières proclamant que l'opération militaire a été préparée depuis des jours, soit bien avant le vote de la résolution, qui, donc n'est là que pour « amuser la galerie ». Les mêmes qui condamnent « la violation flagrante et systématique des droits de l'homme, y compris les détentions arbitraires, disparitions forcées, tortures et exécutions sommaires » perpétrés par Kadhafi et exigent qu'il y mette fin, n'ont pas jugé utile d'en faire de même, par exemple, avec le dictateur Ali Abdallah Saleh du Yemen qui a fait tirer ses nervis sur des milliers de manifestants à Sanaa, ce vendredi, tuant au moins 41 personnes. Ce dernier fait partie de la Ligue arabe signataire de la résolution contre Kadhafi, comme ses comparses de Barhein et d'Arabie Saoudite, ce royaume moyenâgeux où l'on décapite les condamnés à mort sur la place publique et où l'on ampute les voleurs au couteau... Autre observation : cette fameuse « communauté internationale » a-t-elle jamais évoqué une action militaire pour mettre fin aux bombardements israéliens sur la population civile de la Bande de Gaza ?
Alors vraiment, s'agit-il de droits de l'homme, de liberté et de démocratie ?
Les États-Unis, dit-on, étaient « réticents » tandis que Sarkozy et le Britannique Cameron auraient fait des pieds et des mains pour obtenir une résolution autorisant la force armée contre Kadhafi. La manuvre a été menée de main de maître : en réalité la Maison Blanche est en faveur d'une intervention armée sans limitation de forme. Et comme vient de l'avouer Mme Clinton l'« objectif final » de la résolution 1973 doit être le départ de Moummar Kadhafi et l'instauration d'une exclusion aérienne dans le ciel libyen n'est "qu'une étape importante". Autrement dit, un changement de régime, ce que n'évoque en aucune manière la résolution 1973.
Washington ne peut se permettre - avec les guerres d'Irak et d'Afghanistan - de prendre en charge un troisième conflit ouvert. Aux « alliés » donc, de faire le « sale boulot ». Pour Sarkozy et Cameron cette exigence est du « pain béni » : un moyen exceptionnel, pensent-ils, pour se refaire une santé politique face à leurs opinions publiques en jouant va-t-en-guerre, quel qu'en soit le gâchis !
Et en premier lieu celui de la reprise en main des révolutions populaires arabes par la puissance hégémonique états-unienne. Pour Washington, mais aussi pour Paris, Londres ou encore Berlin, ces soulèvements doivent rester dans le carcan de la souveraineté limitée des peuples face aux puissances occidentales. Ils ne doivent donc pas induire un changement de régime allant jusqu'à mettre en cause les diktats du capitalisme de la « concurrence libre et sans entraves ».
On sait comment commencer une guerre, on ne sait jamais comment elle prend fin. Les expériences catastrophiques et coûteuses en centaines milliers de victimes civiles des guerres des Balkans, d'Irak et d'Afghanistan montrent que la guerre n'est pas une solution pour la liberté des peuples.
Les insurgés libyens réclament la liberté et la démocratie et la prise en main de leurs affaires face à un régime ossifié où le clanisme clientéliste est devenu la règle de survie. A la différence des soulèvements populaires tunisien et égyptien, il ne s'agit pas d'une révolte sociale : ce sont avant tout les deux millions de travailleurs immigrés égyptiens, tunisiens, tchadiens, indiens ou encore sri-lankais qui constituent les populations exploitées, souvent dans un quasi-esclavage - comme c'est d'ailleurs le cas dans les pays pétroliers du Golfe. Ces derniers sont en quelque sorte les otages de la guerre civile. L'exigence de démocratie des citoyens libyens doit aboutir et la condition en est l'abolition de la dictature. Une aventure militaire de puissances intéressées avant tout par le pétrole ne peut répondre à cette aspiration fondamentale de liberté.
Alors comment aider les Libyens ?
Comment aider le peuple libyen à se libérer d'un dictateur qui pendant des décennies a été choyé par Washington, Londres et Paris comme repoussoir « idéal » dans la « guerre contre le terrorisme » puis comme « allié privilégié » dans cette même prétendue guerre, mais toujours comme fournisseur de pétrole et acheteur d'armes sophistiquées ? Une action diplomatique, multiforme, multilatérale, appuyée certes par la menace dissuasive de la force, n'aurait-elle pas pu venir à bout du despote de Tripoli ? Pourquoi a-t-il fallu attendre la décision d'une action militaire pour décréter un embargo général sur la fourniture d'armes et une saisie des biens de la dictature et de ses vassaux ?
Ne nous y trompons pas, Kadhafi aura beau jeu de se présenter comme « une victime de l'impérialisme » et, dans le même temps on aura frustré les peuples arabes de leur victoire sur le despotisme des féaux des puissances « occidentales ». Le désespoir n'engendrera-t-il pas, plus tragiquement que jamais, un replis sur la folie du fanatisme identitaire ?