Par Peter Schwarz
29 juin 2011
Il n'est pas facile de faire un reportage sur les « Indignés », les protestataires de la Place Syntagma à Athènes. Nous avons passé près d'une heure à essayer de trouver un responsable capable de nous dire quels sont les objectifs et le caractère du mouvement, mais en vain.
D'abord, nous sommes allés à un stand où l'on pouvait lire en grandes lettres « informations ». Il s'avéra qu'il ne fournissait que des conseils pratiques sur la création et l'organisation de nouveaux comités. Nous avons été redirigés vers un autre stand et de là on nous a envoyés vers le stand de la presse de www.real-democracy.gr (« démocratie véritable »).
La banderole de Véritable Démocratie sur la Place Syntagma
Nous pensions avoir atteint notre but quand une femme nous a alors dit que personne n'avait l'autorité pour agir ou parler au nom du mouvement, même pas les membres du Comité de direction. La tâche du centre de presse consistait surtout à enregistrer les discussions quotidiennes et les décisions du Comité de direction et de l'« Assemblée populaire » pour ensuite les mettre en ligne.
La composition du Comité de direction change tous les jours - tantôt il compte 50, tantôt 500 membres. Elle nous a dit que si nous voulions des informations, nous devrions consulter le site internet qui contient lui aussi de nombreuses contributions traduites en d'autres langues. Il nous serait possible d'interviewer des membres individuels du mouvement mais ceux-ci ne s'exprimeraient que pour eux-mêmes, nous a-t-elle dit.
Personne n'a voulu nous fournir des informations sur les objectifs et la finalité du mouvement et en prendre la responsabilité. Ce jeu de cache-cache n'est pas un hasard. Il est justifié par la référence au principe de « véritable » démocratie ou de « démocratie directe » selon lequel les gens prennent directement des décisions sans l'entremise de représentants politiques ou de partis. En fait, il sert à dissimuler les véritables objectifs politiques des « Indignés. »
A y regarder de plus près, la soi-disant « Assemblée populaire » qui se tient tous les soirs à neuf heures sur la Place Syntagma se révèle être une vraie farce. Ce que certains des pseudo-gauches célèbrent comme étant la réincarnation des soviets russes, ressemble en fait au Speakers Corner de Hyde Park à Londres. Il y a un vacarme infernal. Le public va et vient. Les orateurs sont tirés au sort. Ils disposent de 30 secondes et ne peuvent ne pas s'identifier comme représentants d'une tendance politique.
Dans ces conditions, un débat sérieux sur une perspective est tout à fait impossible, tout comme un vote vraiment représentatif. De telles choses sont indésirables. Tous ceux qui se trouvent par hasard sur la place peuvent lever la main pour voter. Il n'y a ni représentants élus ni délégués mandatés. Ce qui offre toute possibilité d'infiltration et de manipulation.
Le sujet des discussions et des votes tourne autour de questions organisationnelles tels la forme et le moment de la prochaine action de protestation. Des modèles alternatifs pour le règlement de la dette souveraine grecque ou des propositions pour une nouvelle constitution peuvent également être discutés. Toutefois, une stratégie politique mûrement réfléchie, soit la politique en soi, est taboue.
Ses représentants soulignent constamment le caractère soi-disant non politique du mouvement. A la question de savoir où sont les dirigeants du mouvement, on reçoit une réponse stéréotypée : « Il n'y a pas de dirigeants, il n'y a que des gens ordinaires. » Mais en réalité, le mouvement dispose d'une idéologie politique consciente et d'une perspective. Le rejet de la politique sert à empêcher toute discussion sur une autre perspective - ou, plus précisément, sur une perspective socialiste.
Toute personne ayant une certaine expérience politique remarque immédiatement en parcourant la Place Syntagma que les organisateurs du mouvement sont des politiciens rompus. Plusieurs sources fiables nous ont confirmé qu'ils viennent pour la plupart d'organisations soi-disant de gauche comme SYRIZA, ANTARSYA et de tendances à l'intérieur de celles-ci, mais qu'ils cachent leur identité politique.
Yiannis Bournous, membre influent de Synapsismos qui est lié au parti allemand La Gauche (Die Linke) s'est vanté dans une interview : « Nous avons été le tout premier parti à appeler nos membres et nos sympathisants à rallier le mouvement sur les places. »
Et Stratos Kersanidis, porte-parole de SYRIZA auprès de la presse, nous a assurés : « Nous avons tous été surpris par le mouvement ici sur la Place Syntagma. Il était bien plus important que prévu. Mais nous l'avons immédiatement soutenu. Nous y sommes toujours présents et nous soutenons ce mouvement. »
Les organisations pseudo-gauches grecques travaillent en étroite collaboration avec SYRIZA et ANTARSYA. Parmi les groupes affiliés à SYRIZA (dans laquelle Synaspismos joue le rôle dirigeant), figurait jusqu'il y a peu, la section grecque du Comité pour une Internationale ouvrière (Workers' International, CWI), qui est liée à l'Alternative socialiste (Sozialistische Alternative, SAV) d'Allemagne et au Parti socialiste (Socialist Party) de Grande-Bretagne. La section grecque de la Tendance internationale socialiste (International Socialist Tendency, IST) et le Secrétariat unifié pabliste participent activement à ANTARSYA.
Les dirigeants de ces organisations sont des praticiens expérimentés de la politique bourgeoise de gauche. Ils ont leurs propres liens avec le PASOK et travaillent étroitement ensemble sur le plan international. En Allemagne, leurs membres sont représentés au parlement allemand et rencontrent régulièrement les représentants du gouvernement et du SPD qui soutiennent ardemment les mesures d'austérité nouvellement proposées en Grèce. En France, le Nouveau parti anticapitaliste (NPA) pabliste opère depuis un certain temps dans les milieux influents de l'establishment politique. Ces gens ont des contacts permanents les uns avec les autres par téléphone, par courriel et par SMS. Ils prennent part aux mêmes rassemblements internationaux et écrivent pour les mêmes publications.
L'on peut trouver toutes sortes d'idées semi-anarchiques et des illusions démocratiques parmi les simples militants regroupés sur la Place Syntagma.
Nikos, mathématicien au chômage, nous a dit que le problème fondamental n'était pas l'économie et le gouvernement mais d'abord et avant « la responsabilité qui incombait à chaque individu de se changer. » Bien qu'il considère que les « politiciens corrompus » sont les principaux coupables de la crise de la dette, il pense néanmoins que beaucoup de gens ordinaires avaient aussi des dettes et ont donc une part de responsabilité. Comme modèle pour la « démocratie directe », qui est le but à atteindre pour les « Indignés », Nikos a désigné la Suisse, pays qui sert de bastion au capital financier international.
Dimitros, garçon de café, a dit qu'un amendement constitutionnel qui mette fin au paiement de la dette et améliore la situation sociale constituait un des principaux objectifs du mouvement. Selon lui, ceci ne nécessite pas un nouveau gouvernement mais des comités et des campagnes. « Nous ne nous intéressons pas à ce qui se passe en politique, nous voulons changer les choses nous-mêmes, » a-t-il dit. La Grèce antique était le berceau de la démocratie européenne. « Maintenant, la Grèce veut devenir le modèle de la démocratie directe partout en Europe, » a-t-il conclu.
Contrairement à ces militants confus, les dirigeants des organisations soi-disant de gauche sont parfaitement conscients de ce qu'ils font. L'année dernière, ils avaient soutenu les syndicats qui travaillaient étroitement avec le gouvernement PASOK au pouvoir. Maintenant que les syndicats sont discrédités et que PASOK a perdu énormément de soutien, ils se dissimulent derrière les « Indignés » pour réfréner l'opposition contre le gouvernement.
L'appel à « pas de politique » est en soi un programme politique et de la pire espèce. Il est exclusivement dirigé contre une perspective de gauche authentique visant à l'indépendance de la classe ouvrière. C'est l'élément crucial dans le maintien au pouvoir du premier ministre Papandreou. Tant que les « Indignés » limitent la résistance à des protestations symboliques et à des illusions réformistes, Papandreou est en mesure d'imposer les mesures d'austérité.
Les protestations continuelles et infructueuses présentent le danger qu'un changement de l'humeur ambiante survienne et que des sections de la petite bourgeoisie fortement touchées se tournent vers l'extrême-droit. L'apparition de symboles nationalistes sur la Place Syntagma est un signal d'alarme à cet égard. L'expérience historique a montré à maintes reprises que lorsque la classe ouvrière paralyse la vie publique mais se montre incapable de prendre le pouvoir, la petite bourgeoisie radicalisée s'oriente vers la droite et réclame un homme fort.
Il est significatif que tous les représentants des partis soi-disant de gauche avec lesquels nous avons parlé minimisent les dangers d'une dictature militaire et ce bien que la Grèce ait une longue histoire de dictatures de droite et que la dernière junte militaire ait été au pouvoir il y a moins de quarante ans.
Le porte-parole de SYRIZA, Kersanidis, l'a fait avec des arguments qui étaient à la fois cyniques et irresponsables, disant que la classe dirigeante n'avait plus besoin de dictature parce qu'elle contrôlait de toute façon les médias et que le parlement prenait des décisions qui étaient contraires à la constitution.
Le programme d'austérité de Papandreou qui est dicté par le capital financier international ne peut être stoppé par des protestations symboliques et des débats publics. L'expérience de ces derniers mois l'a clairement montré. Les 15 grèves générales de 24 heures à l'appel des syndicats n'ont pas plus mis un terme aux réductions imposées par le gouvernement Papandreou que les protestations des « Indignés ».
La lutte contre le programme d'austérité de Papandreou requiert la construction d'un puissant parti ouvrier doté d'une perspective socialiste et internationale bien réfléchie et d'une direction expérimentée. Seuls le renversement du régime actuel, la mise en place d'un gouvernement ouvrier et l'extension de cette lutte à travers l'Europe peuvent éviter une catastrophe sociale. Mais les « Indignés » rejettent avec véhémence une telle perspective.
(Article original paru le 24 juin 2011)