Robert Fisk
Moubarak est peut-être parti, mais l'ordre nouveau piétine. Au Caire, la fureur est de retour, alors que le peuple réclame toujours le changement.
11 juillet 2011, place Tahrir... Le retour des manifestants
Quelque chose a vraiment mal tourné avec la révolution égyptienne. Le Conseil Suprême des Forces Armées au pouvoir - on peut aisément deviner ce que « Suprême » signifie au juste - se soumet aux Frères Musulmans et aux Salafistes moyenâgeux, les généraux bavardant avec ces pseudo-islamistes tandis que les jeunes, les libéraux, les pauvres et les riches qui ont fait tomber Hosni Moubarak sont ignorés. L'économie s'effondre. L'anarchie se glisse chaque nuit dans les rues d'Egypte. Le sectarisme fleurit dans l'obscurité. Les flics reprennent leurs sales manières.
C'est vraiment aussi grave que cela. Il suffit de marcher dans les rues du Caire pour comprendre ce qui est allé de travers. Il suffit de faire un tour du côté de la Place Tahrir et d'écouter ceux qui insistent pour la démocratie et la liberté, alors que les anciens du régime Moubarak se cramponnent, qui comme Premier ministre, qui comme sous-ministre, tel le personnage même du Maréchal Mohamed Tantawi, le chef de ce conseil « suprême », ami d'enfance et fidèle de Moubarak - même s'il a obligé le vieil homme à partir. La tête tout aussi âgée de Tantawi est à présent placardée autour de Tahrir et le bon vieux slogan de janvier-février est de retour : « Nous voulons la fin du régime ! »
Sur ce refuge, les groupuscules de la révolution ont maintenant leurs tentes individuelles avec des petits tapis et des chaises en plastique posés sur la poussière. Ils débattent du nassérisme, de la laïcité, de l'union chrétienne pour les droits civiques (« Le Bureau de Masse du Mouvement des Jeunes »). Les Frères Musulmans sont évidemment absents, tout comme les Salafistes.
« Nous n'en pouvons plus du Conseil Militaire qui utilise les mêmes dispositifs que Moubarak », me dit Fahdi Philip, 26 ans, étudiant vétérinaire à l'Université du Caire, alors que nous nous asseyons sous la chaleur de l'été. « Les procès des coupables tardent à venir. L'état d'insécurité est toujours là. »
Trop vrai. Durant la révolution, près de 900 civils ont été tués par la police de l'Etat sécuritaire égyptien et les snipers, et un seul policier a été jugé - par contumace - pour avoir tué des manifestants. Le mois dernier, lorsqu'une manifestation massive des familles des martyrs s'est déversée dans les rues, les flics ont repris leurs vieilles habitudes.
Face aux caméras de télévision, ils ont lancé des pierres sur les manifestants, les ont matraqués et - dans un incident incroyable - ont avancé vers eux en dansant et en brandissant des épées. Un soi-disant « Conseil National des Droits de l'Homme » a fait porter la responsabilité aux deux camps - les manifestants, disent-ils, ont lancé des cocktails Molotov, la police a riposté avec des gaz lacrymogènes - tandis que des chargements de pierres ont été amenés par camions sur la Place Tahrir le 28 juin, pour être jetées par des jeunes gens portant des T-shirts identiques.
Plus de 1.100 civils, soldats et policiers ont été blessés. Craignant d'autres violences, le conseil « suprême » de Tantawi a annoncé la création d'un nouveau fonds, doté d'un capital de 12 millions d'euros pour indemniser les familles de ceux qui ont été tués ou blessés durant la révolution.
Mais à peine ai-je ouvert mon journal du matin au Caire - la parole libre, enfin, sans entraves et largement en faillite - que j'aperçois une photo en couleur du Maréchal Tantawi nommant un nouveau « Ministre de l'Information », un ancien politicien d'opposition mais tout pareillement ministre de l'information - quelques mois seulement après que le même Tantawi eut annoncé l'abandon total du ministère de l'information.
Pas de problème, ont dit les autorités, ce n'était que pour aider la presse à remplir ses devoirs « démocratiques » avant que ce ministère soit à nouveau fermé. Exactement comme le jeune vétérinaire chrétien copte - voyez comment nous prenons maintenant bonne note de la religion des Egyptiens ? - l'avait dit : Tantawi utilise les vieilles ficelles de Moubarak.
Pourtant, que peuvent rapporter les journaux égyptiens à part l'effondrement de la loi que la révolution avait promis de faire respecter ? Je me rends à l'hôpital Qasr el-Aini, desservant seulement un petit secteur de la capitale, proche de l'ancien campus de l'université américaine. Je découvre que le registre de urgences montre que quotidiennement, en moyenne, dans ce seul petit quartier, 30 hommes et femmes arrivent avec des blessures par balles ou par arme blanche.
Chaque week-end (jeudi/vendredi), les chiffres montent jusqu'à une moyenne de 50 victimes. Parmi les jeunes de la Place Tahrir, ceci ressemble à une conspiration : vider les rues de la police et donner aux gens un avant-goût du chaos qu'ils ont amené eux-mêmes - et ils voudront bientôt le retour des hommes de l'Etat sécuritaire. Le pays est sûr pour les touristes, disent les ministres aux agences de voyage. Vraiment ? Egyptair, la compagnie aérienne d'Etat, faisant effrontément la publicité de la « nouvelle Egypte » avec des images des manifestations de la Place Tahrir au début de février, vient juste de rapporter une perte de 125 millions d'euros au cours des quatre derniers mois.
L'hôtel Marriott sur Gezira - le vieux palace sur le Nil avec ses lions de marbre et ses toits en stuc - a 1.040 chambres et seulement 24 touristes. « La révolution était bonne », me dit un ami commerçant lorsque je passe la tête par la porte de sa boutique de chemises. « A présent, la révolution n'est pas bonne ».
Il y a tout juste une semaine, des manifestants qui préparaient le démarrage des manifestations du vendredi ont été attaqués par des vendeurs de rue avec des couteaux et des pierres. On a entendu les histoires habituelles : tout était planifié par les pouvoirs constitués. Pas un seul groupe islamiste n'était présent aux manifestations récentes pour les « martyrs » de la révolution.
J'ai rencontré un vieil ami journaliste égyptien. Le personnel du café vient le saluer ; ils se présentent comme des fans et lui disent de ne pas cesser d'exposer la corruption dans la vie égyptienne. Il est inquiet. On parle d'une « mutinerie civile », dit-il. Des personnes qui veulent à nouveau brûler les postes de police, remplacer le gouvernement ou prendre eux-même la loi en main en tuant des policiers spécifiques. Il y a des histoires qui circulent beaucoup - je les ai moi-même entendues sur la Place Tahrir - que des groupes de jeunes essayeront de fermer le Canal de Suez, à moins que les autorités qui ont tué les innocents en janvier et en février ne soient traduites en justice. Les voix les plus perfides appellent maintenant à la peine de mort pour Moubarak.
Bizarrement, il y a aussi la conviction, selon mon ami journaliste, que le conseil militaire « suprême » égyptien ne pourra pas continuer le travail du gouvernement et ne commence les procès avant la mort de Moubarak. « Ils aimeraient qu'il meure. Ils veulent qu'il soit hors champ afin de pouvoir souffler avant de s'occuper de ses fils. Tantawi s'inquiète que la populace ne vienne le chercher. Mais il sait que si Moubarak meurt, les Egyptiens qui sont un peuple gentil lui pardonneront largement parce qu'il a été un soldat et qu'il est si âgé. Et il y aura une période de calme. »
Il a été rapporté que depuis son assignation à résidence à Charm El-Cheikh, Moubarak aurait été emmené en Arabie Saoudite pour suivre un traitement médical secret, et de nombreuses révélations font maintenant surface sur la manière dont il a été détrôné. L'une, de l'écrivain égyptien très respecté, Abdel Kader Choheib, dit que Moubarak a accepté de démissionner après avoir affronté Tantawi, son vice-président Omar Sulieman - l'ancien patron des services secrets et ami d'Israël - et le Général Ahmed Chafiq.
Moubarak a visiblement plaidé auprès d'eux pour qu'ils ne révèlent pas sa démission avant que ses fils, Gamal et Alaa, ne soient en route pour Charm El-Cheikh - non pas pour leur éviter d'être emprisonnés (ce qui a échoué de toute façon) mais parce qu'il craignait que Gamal ne fasse quelque chose de « déraisonnable », étant donné qu'il s'était déjà opposé à ce que Moubarak nomme Sulieman comme vice-président, dans les derniers jours de la révolution.
L'avantage de la révolution, semble-t-il, fut qu'elle n'avait pas de leaders et donc personne à arrêter. Mais son désavantage, de la même manière, était qu'elle n'avait pas de leaders et donc personne pour prendre la responsabilité de la révolution une fois terminée.
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