Par Andre Damon et David North
7 avril 2020
Les responsables de la santé publique et les médecins américains avertissent que des milliers de personnes infectées par le virus Covid-19 vont mourir cette semaine. «Ce sera notre moment Pearl Harbor, notre moment 9/11, mais il ne sera pas localisé», a déclaré le directeur général Jerome Adams sur Fox News dimanche. «Il va y avoir beaucoup de morts», a ajouté Donald Trump samedi.
En Europe, près de 3.000 personnes sont mortes samedi alors que la maladie continuait de sévir en Italie, en France et en Espagne. Les pays les moins développés d'Asie, du Moyen-Orient, d'Afrique et d'Amérique latine, où une grande partie de la population vit dans une extrême pauvreté, le bilan se chiffrera certainement en centaines de milliers de morts.
Les États-Unis sont devenus l'épicentre mondial de la pandémie. Le nombre total de décès y approche les 10.000, avec 1.331 décès rien que pour samedi. Toutefois, ce chiffre, selon un article publié dimanche dans le New York Times, sous-estime le nombre réel de victimes.
«Dans de nombreuses zones rurales», rapporte le Times, «les médecins légistes disent qu'ils ne disposent pas des tests nécessaires pour détecter la maladie. Les médecins pensent maintenant qu'on s'est probablement trompé dans l'analyse de décès survenus en février et début mars, avant que le coronavirus n'atteigne des niveaux épidémiques aux États-Unis. Il est probable que ces cas furent diagnostiqués comme des grippes ou seulement décrits comme des cas de pneumonie».
Le directeur de l'Institut national des allergies et maladies infectieuses, Anthony Fauci, a pour sa part précisé que ce serait une «fausse déclaration» que de dire que les États-Unis « contrôlent » le COVID-19.
C'est là, pour parler franchement, un euphémisme. L'absence même de compte précis du nombre de morts n'est qu'un exemple grotesque de plus d'un spectacle de désorganisation et de chaos défiant presque toute description.
Les États-Unis n'ont toujours pas de politique de dépistage et d'isolement de tous les cas suspects, comme le recommande l'Organisation mondiale de la santé. Plus de 90 pour cent des villes du pays se trouvent privées des fournitures les plus élémentaires, notamment des masques faciaux pour les premiers intervenants et le personnel médical. Quatre-vingt-douze pour cent n'ont pas assez de kits de test, et 85 pour cent n'ont pas assez de ventilateurs.
Entre temps, les gouvernements des États et les autorités locales continuent de mettre en garde contre une pénurie imminente de ventilateurs. Le gouverneur de la Louisiane, John Bel Edwards, a déclaré que son État devrait épuiser son stock de ventilateurs d'ici lundi, tandis que le maire de New York Bill De Blasio avertit que cette ville devrait manquer d'appareils pour sauver des vies d'ici mardi ou mercredi.
Trump lui-même incarne le mélange d'incompétence et d'indifférence du gouvernement. Dans ses conférences de presse incohérentes quotidiennes, il ne peut se résoudre à exprimer de la sympathie pour les victimes de la pandémie.
Dans la mesure où un élément de la catastrophe agite réellement Trump, c'est l'impact de la pandémie sur le bilan des sociétés. Fauci a déclaré que la propagation du Covid-19 pouvait être considérablement ralentie, voire entièrement stoppée, en fermant toutes les entreprises non essentielles et en maintenant une quarantaine sociale à l'échelle nationale qui devrait probablement durer plusieurs mois.
Mais Trump lui-même, s'il se contente parfois de répéter du bout des lèvres les avertissements de Fauci et de la communauté scientifique, déclare à tout moment et avec bien plus de conviction, comme lors de sa conférence de presse samedi, que les Américains «doivent se remettre au travail».
«Pensez-y», a-t-il dit. «Nous payons les gens pour qu'ils n'aillent pas travailler. Qu'en pensez-vous? Comment ça peut se faire?»
Ce serait une erreur de considérer l'indifférence de Trump envers la vie humaine comme une simple manifestation de sa personnalité sociopathe. Aussi grossière soit la manière, Trump exprime une position qui bénéficie d'un large soutien au sein de l'élite dirigeante.
Avec ce mot d'ordre, «Le remède ne doit pas être pire que la maladie», les médias capitalistes commencent à faire campagne pour le retour au travail. Ils font valoir que les dégâts économiques causés par la fermeture d'entreprises et d'usines s'avéreraient, à long terme, plus néfastes pour la société que les décès résultant d'un rapide retour au travail, même si la pandémie n'était pas maîtrisée.
Avec un cynisme consommé, les médias se présentent comme les champions des travailleurs et des pauvres. Par exemple, le comité de rédaction du Wall Street Journal - qui ne s'est jamais plaint lorsque les entreprises ont supprimé des emplois et réduit les salaires pour augmenter leurs profits - déclare maintenant, dans un article publié vendredi, qu'il s'inquiète de l'«impact psychologique de la fermeture sur les Américains qui peuvent le moins se le permettre».
Le Journal, qui regarde l'économie pré-pandémique à travers des lunettes roses, affirme que «la tragédie [de la fermeture] est d'autant plus grave que les principales victimes sont les travailleurs peu qualifiés et les cols bleus qui avaient le plus gagné ces deux dernières années».
Gagné le plus! Par rapport à qui? Peut-être aux PDG et autres cadres d'entreprises dont les salaires annuels moyens, sans parler des primes et des revenus de placements, sont plusieurs centaines de fois supérieurs à ceux du travailleur moyen.
Et malgré toutes ses préoccupations concernant les charges causées par une fermeture prolongée des lieux de travail dangereux, le Wall Street Journal - qui se trouve être la propriété du multimilliardaire réactionnaire Rupert Murdoch - n'identifie pas la partie de la population qui risque de souffrir des taux de mortalité les plus élevés en raison d'un retour prématuré au travail.
Si on enlève tout ce qui est obscurcissement délibéré, la demande de «mettre en balance» sauver des vies et «économie» ne signifie ni plus ni moins que de sacrifier les vies humaines aux profits des capitalistes.
Du point de vue de la classe dominante, le processus d'exploitation de classe à travers la production doit se poursuivre. Et ceux qui meurent peuvent être remplacés. La seule préoccupation majeure est la croissance et l'expansion des valeurs boursières pour l'enrichissement de l'oligarchie financière.
Dans un autre article publié vendredi, Politico déclare: «Oui, nous devons mesurer les vies par rapport à l'argent».
De l'autre côté de l'océan Atlantique, on avance le même argument.
En Grande-Bretagne, l'Economist affirme que «Covid-19 présente des choix difficiles entre la vie, la mort et l'économie». L'hebdomadaire écrit: «Cela peut sembler dur, mais mettre un chiffre en dollars sur la vie, ou du moins une façon de penser systématique est précisément ce dont les dirigeants auront besoin s'ils veulent se frayer un chemin à travers les mois pénibles à venir. Comme dans ce service hospitalier, les compromis sont inévitables».
The Economist poursuit: «Lorsqu'un enfant est coincé dans un puits, le désir d'aider sans limites l'emportera - et il devrait en être ainsi. Mais dans une guerre ou une pandémie, les dirigeants ne peuvent pas échapper au fait que toute action imposera de vastes coûts sociaux et économiques. Pour être responsable, on doit peser l'un contre l'autre».
Et en quoi consiste cette «pesée»? Dans la colonne A, on trouve un décompte global, pays par pays, du nombre de personnes qui risquent de mourir si le retour au travail est rapide pendant que la pandémie fait rage. Dans la colonne B, il y a un autre décompte, banque par banque et société par société, des milliards de bénéfices qui seront perdus.
Le choix, selon l'Economist, est clair. Les conséquences d'un régime prolongé de fermetures d'usines et de distanciation sociale sont, d'un sobre point de vue commercial, trop terribles à envisager: «Les marchés s'effondreraient et les investissements seraient retardés. La capacité de l'économie s'étiolerait, l'innovation s'arrêterait et les compétences se détérioreraient. Au final, même si de nombreuses personnes meurent, le coût de la distanciation pourrait dépasser les bénéfices». [C'est nous qui soulignons]
Le cœur de pierre de l'économiste capitaliste du XIXe siècle qui haïssait l'humanité, Thomas Malthus, bat toujours dans la classe dirigeante britannique.
Der Spiegel, écrivant au nom de la classe dirigeante allemande qui a apporté au monde Adolf Hitler, déclare que «l'idée est dangereuse» de croire que le pays «peut supporter un enfermement de plusieurs mois sans souffrir de graves conséquences». Au départ, «il était juste de suivre les conseils des virologistes et de fermer le pays afin d'enrayer la propagation incontrôlée du virus... Mais dans les semaines et mois à venir, nous devrons continuellement réévaluer la situation. À ce moment-là, il faudra prendre des décisions sérieuses sur les risques que nous sommes prêts à prendre pour remettre l'économie sur les rails».
Ce que que les gouvernements capitalistes s'apprêtent à « risquer » ce sont les vies de la classe ouvrière.
La revendication d'un retour au travail de la part de sections considérables de l'establishment politique apparaît comme nette ligne de démarcation sociale entre la classe ouvrière et l'oligarchie financière.
Les calculs faits par la classe dirigeante et ses apologistes supposent que toutes les décisions sociales et économiques doivent être basées sur les besoins et les intérêts du système de profit capitaliste. Toute politique ou action qui sape ce système ou menace la richesse de la classe dirigeante est illégitime.
Mais la classe ouvrière, en tant que force sociale objectivement progressiste et révolutionnaire, a un ensemble de priorités et d'intérêts complètement différents, qui sont fondamentalement incompatibles avec ceux des capitalistes.
Le mois dernier, les principaux constructeurs automobiles de Detroit ont dû fermer leurs lignes de production devant une vague croissante d'arrêts de travail de la part des ouvriers. Les employés d'Amazon, d'Instacart et de Whole Foods ont fait grève la semaine dernière pour exiger des conditions de travail sûres et la fermeture de la production non essentielle. Les infirmières et autres travailleurs de la santé ont également organisé des manifestations pour exiger les équipements de sécurité vitaux qu'on leur a refusés.
Il ne peut y avoir qu'une seule priorité dans cette pandémie: sauver des vies. Toute production non essentielle doit être arrêtée jusqu'à ce que des protocoles adéquats de tests et de recherche des contacts soient mis en place et que la maladie puisse être contenue. Tous les travailleurs essentiels, comme ceux des secteurs de la médecine, des transports et de l'alimentation doivent recevoir un équipement de protection complet. Des conditions de travail sûres doivent être garanties.
Oui, la question des difficultés économiques est importante et doit être abordée. Tant que la pandémie empêchera les travailleurs de retrouver leur emploi en toute sécurité, ils devront être pleinement indemnisés. Les ressources économiques doivent provenir de l'annulation du renflouement des entreprises à hauteur de plusieurs billions de dollars et de la réaffectation des fonds pour soutenir la population active.
La lutte pour ces revendications doit être développée en lutte plus large pour mettre fin au contrôle capitaliste privé de la vie économique. Il faut transformer les grandes entreprises et les banques en services publics contrôlés démocratiquement par la classe ouvrière et établir ainsi une économie socialiste non basée sur l'obtention de profits privés mais sur la progression des intérêts de l'humanité à l'échelle mondiale.
Comme l'a écrit le World Socialist Web Site la semaine dernière, «l'alternative est : le système capitaliste de profit et la mort, ou le socialisme et la vie».
(Article paru d'abord en anglais 6 avril 2020)