05 Avr 2019
Article de : Robert Charvin
La Ve République française n'a pas pris en charge la question de la pauvreté, qui s'est accumulée tout au long de son existence, et de la précarité qui s'est généralisée. Elle est l'héritière de tous les systèmes qui l'ont précédée, accusant les pauvres d'être responsables de leur sort, d'être dangereux pour l'ordre public et de ne présenter d'autre intérêt que de constituer une réserve de main d'œuvre à bas prix.
Le sarkozysme, sous couvert de promotion de « l'égalité des chances », a développé jusqu'à leur paroxysme ces conceptions qui remontent au XIXe siècle. L'accent a été mis sur l'insécurité provoquée par les pauvres d'origine étrangère, reprenant les thèmes anti-immigration de l'extrême droite. Le « devoir de travailler » dans un cadre conceptuel (par exemple les contrats d'insertion) s'inspirait de la vieille formule : « Enrichissez-vous ! ». L'associatif devait prendre en charge l'essentiel de la misère extrême au nom de la nécessaire réduction des dépenses sociales publiques. Au mieux « l'assistance » devait remplacer la solidarité.
Malgré quelques décisions du Conseil Constitutionnel proclamant que le droit au travail, le droit au logement ou le droit à la santé étaient reconnus en tant « qu'objectif » à valeur constitutionnelle, la pauvreté n'a pas été saisie par le droit : la Vè République est en recul sur les tentatives de 1793, 1848 et 1946.
Les droits économiques et sociaux ne sont pas des droits en soi. C'est seulement la poursuite de leur mise en oeuvre qui s'impose au législateur et à l'exécutif, ce qui n'a pas grande portée effective.
Ce sont les économistes néolibéraux qui, avec une vision simpliste des problèmes sociaux (parce qu'ils y sont souvent indifférents), prétendent apporter la seule réponse concrète : la croissance. Cette croissance doit répondre à tout et il faut donc tout lui sacrifier. Il faut réduire le coût du travail, les dépenses sociales. Il faut assister l'entreprise par des exonérations fiscales, par des aides financières en matière d'innovation, d'investissement, d'exportation. Il faut la libérer des entraves réglementaires ! Ce discours, qui passe en boucle sur tous les médias est repris à droit à gauche. L'intelligentsia médiatique s'y rallie. Tout est fait pour qu'il soit consensuel.
Les faits, cependant, le démentent. Durant ce qui a été appelé « les 30 glorieuses », période exceptionnelle de l'histoire du capitalisme, la croissance a changé la nature de la pauvreté sans résorber les inégalités criantes. Au début de la Vè République, qualifiée de « sociale » par la Constitution, la surexploitation des travailleurs immigrés fortement sollicités par le patronat compense la majoration (limitée) du coût des salariés métropolitains. Le gouvernement Debré, avec son « Bumidom » par exemple (supprimé en 1982), s'est même offert des migrants transportés depuis les DOM-TOM, venus s'ajouter aux Africains et aux Maghrébins constituant une main d'oeuvre à très bon marché. Cette structure (dont les survivants du gaullisme ne se vantent pas) a « importé » en métropole 160.000 Réunionnais et Antillais, leur promettant formation et emploi. Elle a en réalité produit des femmes de ménage (les femmes de ménage de MM. Debré et Mesmer ont été produites par le Bumidom !) et proposé de petits emplois, que n'exerçaient plus les Métropolitains. La grande précarité était leur lot bien avant la crise. Simultanément, cette « importation » d'humains visait à disloquer la jeunesse des DOM-TOM dont les revendications anticoloniales se développaient !
La réalité, c'est que les entreprise ont une logique fondamentale, celle de maximiser leur profit, sans autre considération, quel que soit le contexte économique et social. Les investissements et l'innovation servent avant tout à moderniser le travail productif (souvent par la robotisation), ce qui tend à supprimer des emplois. Il en est de même avec la concentration des entreprises qui s'accélère et permet des économies d'échelle réduisant le nombre des salariés. La majoration du profit n'entraîne pas une redistribution équitable : elle est réservée avant tout aux actionnaires et aux managers.
En période de non-croissance, voire de récession, c'est-à-dire depuis la fin des années 1970, avec une aggravation dans les années 2000, la régression sociale générale, la dénonciation de l'immigration (devenue plus ou moins inutile, sauf la plus qualifiée, si ce n'est qu'elle permet de diviser les salariés entre eux), sont les réponses essentielles du système. L'augmentation de la précarité, avec la disparition des CDI, le chômage massif, la diminution de la protection sociale, le blocage des retraites, deviennent, dans le discours officiel, le fondement de la croissance à relancer ! Les contre-réformes du jour permettront « les lendemains qui chantent « ! La dissolution de la solidarité permettra dans l'avenir la mise en oeuvre de la fraternité, comme si le capitalisme de l'éventuelle après-crise devait être différent de celui qui a toujours fonctionné selon la même logique.
La VI République doit réhabiliter la solidarité sociale qui n'a rien à voir avec la charité privée ou avec « l'assistance sociale ». Les principes fondamentaux du droit social doivent être constitutionnalisés et assortis de procédures de garantie, afin qu'il y ait pour les employeurs et les pouvoirs publics non seulement une obligation de moyens, mais une obligation de résultat. La raison d'être de l'organisation d'une société est de la rendre viable pour toutes ses composantes. Il n'y en a pas d'autre. Doivent être écartées les thères très « intéressées » qui limitent l'effectivité des droits sociaux à ce qui serait « possible » et « raisonnable » ! L'exclusion d'une fraction de la population pour quelque motif que ce soit détruit la cohésion du pays, rend inapplicable les droits de l'homme civils et politiques si hautement proclamés par tous, et surtout produit une société difficile à vivre (même pour les privilégiés) parce qu'inhumaine pour trop de citoyens. L'exlusion n'est qu'une composante d'un processus de décivilisation.
L'objectif d'une véritable République est de mettre en oeuvre une société rationnelle, où les droits sociaux sont assortis de de procédures de garantie, comme elles existent pour les droits civils et politiques : la misère ne peut être réduite à une question privée ! La démocratie sociale est indispensable à la démocratie politique.
Robert Charvin est l'auteur, entre autres, des livres VIème République contre la regression générale (Les amis de la Liberté, 2014), Faut-il détester la Russie? (Investig'Action, 2016) et Comment peut-on être Coréen du Nord? (Delga, 2017)
Extrait de l'ouvrage VIème République : contre la régression générale. Reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur.