Le fascisme dans son visage de haine raciste, la forme la plus ignoble de la haine de classe est ici à l'oeuvre, un magnifique texte.
« Même les morts ne seront pas à l'abri face à l'ennemi si celui-ci est vainqueur... »
W. Benjamin
Un immense cortège funèbre parcourt les rues d'El Alto et de La Paz. Deux cercueils avancent devant, suivis par des milliers et des milliers de personnes endeuillées. Ce sont des gens humbles, des habitants d'El Alto, des artisans, des paysans, des voisins, des mères, des indigènes des provinces de La Paz, Potosi, Cochabamba et Oruro. Ils ont marché avec leur douleur pendant une dizaine de kilomètres, et sur leur passage sortent des ouvriers, des commerçants et des étudiants en pleurs, qui se signent, applaudissent et offrent de l'eau et du pain aux marcheurs.
La ville est paralysée et les habitants des quartiers populaires sont en deuil. Seulement le 20 novembre, dans la région de Senkata, huit personnes ont été tuées par des armes à feu militaires, plus d'une centaine ont été blessés par balles, ce qui porte à trente-quatre le nombre de morts durant les neuf derniers jours du coup d'État en Bolivie. Ils sont descendus depuis El Alto pour réclamer justice pour leurs morts ; ils ont autant marché pour que les gens voient ce qui est en train de se passer, puisque les médias bâillonnés ne parlent pas de la tragédie en cours ; ils marchent pendant des heures et des heures pour dire au monde qu'ils ne sont ni des terroristes ni des vandales, qu'ils sont le peuple.
En effet, depuis le jour du coup d'État, toutes les mobilisations des secteurs populaires et paysans qui sont descendues dans la rue pour défendre la démocratie et le respect du vote citoyen ont fait l'objet d'une campagne de dénigrement féroce qui a submergé les réseaux sociaux et les médias. On ne parlait ni des travailleurs, ni des voisins, ni d'indigènes.
Il s'agissait de « hordes dangereuses », de « vandales » qui menacent la paix sociale. Et lorsque les habitants de la courageuse ville d'El Alto et les indigènes et paysans ont bloqué les routes, les putschistes et les médias se sont lancés dans un discours enragé à propos des « terroristes », « trafiquants de drogue », « sauvages », « criminels », « populaces ivres », « pillards » et autres qualificatifs qui ont servi à discréditer et à criminaliser la manifestation des classes défavorisées.
Depuis lors, les femmes vêtues de pollera portant leur enfant sur le dos, les écolières qui accompagnent leurs parents, les étudiants, les ouvriers soudeurs, les paysans en poncho et les marchands de glaces sont le nouveau visage des « dangereux séditieux » qui veulent incendier le pays.
Cette stigmatisation du peuple soulevé, surtout s'il s'agit d'Indiens, n'est pas nouvelle.
Au temps de la colonie, au 16e siècle, Fray Ginés de Sepulveda comparait les Indiens à des singes ; le curé Tomas Ortiz les qualifiait de « bêtes » ; au 19e siècle, on parlait de « races dégénérées » et les dictatures du 20e siècle se sont tournées vers la « délinquantisation » des Indiens insurgés, les désignant comme des « subversifs », « séditieux » qui prétendent mettre en danger la propriété, l'ordre et la religion.
À l'heure actuelle, les classes moyennes traditionnelles effectuent une fusion verbale honteuse entre le langage colonial et le langage contre-insurrectionnel. Même leurs intellectuels organiques formés dans des universités étrangères ne peuvent pas échapper à cet appel du sang et du préjugé racial.
Pour eux, les marches de voisins sont des réunions de « délinquants ivres », les barrages routiers de paysans sont des actes de « terrorisme », et les assassinats par des balles militaires sont des règlements de comptes entre « voyous ».
Pendant toutes ces années, les scribes conservateurs avaient traité, avec une modération forcée, les Indiens émancipés ; aujourd'hui ils se déchaînent dans un tourbillon de préjugés, d'insultes et de propos disqualifiants « racialisés ».
Ils avaient attendu toute une décennie en serrant les dents pour ne pas cracher sur les Indiens et leur témoigner leur mépris, et maintenant, à l'abri des baïonnettes, ils n'hésitent plus à déverser toute leur haine de caste. C'est le temps de la vengeance et ils le font avec fureur.
C'est comme s'ils voulaient effacer non seulement la présence de l'Indien qui les a vaincus, et pour cela ils sont capables de tuer pourvu qu'Evo ne soit pas candidat. En outre, ils veulent extirper son empreinte de la mémoire des classes humbles en assassinant, emprisonnant, torturant, menaçant ceux qui prononceraient son nom.
C'est pour cela qu'ils brûlent la Wiphala qu'Evo a introduite dans les institutions de l'État ; pour cela qu'ils incendient les écoles qu'il a fait construire dans les quartiers populaires ; pour cela qu'ils applaudissent et trinquent à la militarisation des villes. Il n'y a plus de place ni pour la dignité ni pour le décorum d'une classe qui se roule frénétiquement dans la boue de l'autoritarisme, de l'intolérance et du racisme.
Et c'est contre cela que les classes humbles d'El Alto et des provinces marchent. Ils descendent par milliers, deux cent mille, trois cent mille. Le nombre n'a plus d'importance. Le pouvoir qu'elles défendent n'est pas celui d'une personne ou celui de la théorie de Max Weber sur la capacité d'influencer le comportement d'autrui.
Pour les classes populaires, l'expérience de pouvoir de ces quatorze dernières années est celle d'avoir été reconnues comme des égaux, celle d'avoir eu droit à l'eau, à l'éducation, au travail, à la santé dans les mêmes conditions que le reste des citoyens.
L'exercice du pouvoir pour le peuple, gagné aux urnes, plus que celle d'une capacité de commandement, a été celle d'une expérience corporelle quotidienne de pouvoir regarder en face les autres sans avoir honte de la couleur de sa peau ou de la pollera de sa mère ; c'est d'avoir été pris en compte comme des êtres humains, de pouvoir vendre sur le marché, cultiver la terre ou d'être une autorité sans aucune barrière du nom.
De ce fait, même si l'expérience du pouvoir d'État pour les classes subalternes - tel que le considéra Gramsci - est, en premier lieu, la construction pratique de leur unité en tant que bloc social, la manière de verbaliser et de comprendre moralement ce pouvoir a été la conquête de la dignité, c'est-à-dire leur expérience de peuple en tant que corps collectif auto-dignifié.
C'est pourquoi la femme en pollera et l'ouvrier pleurent lorsque le fascisme brûle la Wiphala, ils pleurent lorsqu'Evo est expulsé, ils pleurent lorsqu'on les empêche d'entrer dans les villes. Ils pleurent parce qu'ils sont en train de dépecer le corps symbolique et réel de leur unité et de leur pouvoir social.
Et lorsqu'ils portent leurs morts devant eux au milieu de milliers de rubans noirs et au son des boléros funèbres de cavalerie, ils le font pour demander aux classes aisées de respecter leurs morts, ces morts qui sont le seuil ultime où les vivants, quelle que soit leur classe ou leur condition sociale, doivent arrêter leur orgie de sang et de haine, afin de vénérer la vertu de la vie.
Or, la réaction des putschistes est atroce, immorale, dantesque. Ils tirent des gaz lacrymogènes, ils tirent des balles, ils déplacent leurs chars et les cercueils demeurent sur le sol, enveloppés dans un nuage de gaz, escortés par des gens qui s'agenouillent et risquent de suffoquer plutôt que de les abandonner.
« Ils ne respectent même pas les morts », crient les gens. Ce n'est pas une phrase de protestation, c'est une sentence historique. Celle-là même que prononcèrent les parents de ceux qui sont attaqués aujourd'hui, lorsqu'un autre coup d'État militaire en ce fatidique mois de novembre 1979 fit mitrailler, depuis des avions Mustang étasuniens, des personnes en deuil qui priaient et faisaient des offrandes aux proches décédés le jour des morts ou « de tous les saints ».
Les aventuriers du coup d'État militaire de l'époque, après leur éphémère ivresse de la victoire, finirent relégués dans les égouts de l'Histoire, un lieu où les putschistes d'aujourd'hui seront sans aucun doute très bientôt. On ne peut pas outrager les morts en toute impunité, car dans la culture du peuple, ils font partie des principes de base qui régissent le destin des vivants.
Les putschistes d'aujourd'hui ont réussi à faire peur aux gens par la brutalité, mais cela a ouvert la porte à un ressentiment généralisé. Les sutures avec lesquelles les fissures séculaires de classe, régionales et raciales avaient été fermées ont explosé dans l'air, laissant des blessures sociales sanglantes. Aujourd'hui, la haine est partout, des uns contre les autres.
Les classes moyennes traditionnelles aimeraient voir le cadavre d'Evo traîné dans les rues, comme celui de l'ancien président Villarroel en 1946. Les classes plébéiennes aimeraient voir les riches assiégés dans leurs quartiers souffrant de la faim à cause du manque de nourriture. Une nouvelle guerre des races se niche dans l'esprit d'un pays déchiré par la trahison d'une classe qui a trouvé dans le préjugé colonial de supériorité la défense de ses privilèges.
Nous l'avons déjà dit, la fascisation de la classe moyenne traditionnelle est la réponse conservatrice à sa décadence sociale résultant de la dévalorisation de ses aptitudes, de ses capitaux, de ses opportunités et de ses savoirs légitimes face à « l'invasion » d'une nouvelle classe moyenne d'origine populaire et autochtone qui dispose de répertoires plus efficaces d'ascension sociale au sein de l'État « indianisé » de ces dernières décennies.
Ce n'est pas le fait qu'ils aient subi une dépréciation de leur patrimoine - qui en réalité a augmenté passivement en raison de l'expansion économique généralisée du pays - mais de leurs opportunités et objectifs sociaux d'une ascension sociale plus élevée, en profitant de la croissance exponentielle de la richesse nationale.
Mais cela n'a pas limité un point important des structures de classes sociales et des processus d'hégémonie politique : le rayonnement étatique des classes moyennes. À proprement parler, l'État est, en règle générale, le monopole du sens commun d'une société, tandis que le pouvoir politique est, de loin, la croyance et la conviction qu'ont certains sur le pouvoir que d'autres détiennent. C'est aussi d'une certaine façon une sorte de sensation intersubjective.
Il s'agit du monde dense des narrations profondes à effet étatique. L'« opinion publique », à savoir les récits, les symboles et les sens de compréhension de la légitimité qui lutte pour réajuster le sens commun politique, est largement maîtrisée par les classes moyennes traditionnelles qui disposent de temps, de ressources et de spécialisation professionnelle.
En Bolivie, l'ascension sociale de nouvelles classes moyennes indigènes populaires s'est accompagnée de nouveaux récits et de nouveaux sens de la réalité, mais pas avec la solidité suffisante pour rayonner ou contrecarrer la « racialisation » du discours des classes conservatrices et servir de support à une nouvelle « opinion publique » prédominante.
Les classes moyennes traditionnelles ont de l'expérience dans les formations discursives et dans les sédiments historiques du sens commun dominant, ce qui leur a permis d'introduire des fragments de leur mode de voir le monde au-delà de la frontière de classe, y compris dans certaines parties des nouvelles classes moyennes et des secteurs populaires. En fait, la nouvelle classe moyenne plutôt qu'une classe sociale à existence publique mobilisée est une classe statistique, à savoir qu'elle n'est pas encore une classe à rayonnement d'État.
D'où les formes dramatiques avec lesquelles les forces indigènes populaires tentent de mettre en scène et de raconter leurs résistances. Ce sont des façons différentes de construire une opinion publique et d'articuler le sens commun qui rayonne vers d'autres secteurs sociaux, mais à la suite de la violence du coup d'État. Des formes qui sont désormais subalternisées et fragmentées.
Pendant ce temps, le fascisme chevauche comme un cavalier enragé à l'intérieur des murs des quartiers classiques de la classe moyenne. Là, la culture et les raisons ont été éradiquées ouvertement par les préjugés et la vengeance. Et il semble que seule la stupeur résultant d'une nouvelle explosion sociale ou de la débâcle économique qui se profile à l'horizon, produit de tant de haine et de destruction, pourra fissurer une telle irrationalité crachée en guise de discours.
(*) Vice-président de la Bolivie en exil.
(Traduction Gloria Gonzalez Justo)