Par Jordan Shilton
7 mars 2020
Le président russe Vladimir Poutine et le président turc Recep Tayyip Erdogan ont annoncé un nouveau cessez-le-feu pour la province syrienne d'Idlib après une réunion de six heures au Kremlin jeudi. Malgré les efforts des deux parties pour arranger les choses, le cessez-le-feu ne résout pas les conflits plus larges entre l'OTAN et la Russie qui sous-tendent les récents affrontements turco-russes en Syrie.
Erdogan s'est rendu à Moscou pour des entretiens d'urgence après l'éclatement de combats intenses au cours du mois dernier entre les troupes turques et les forces syriennes soutenues par la Russie. Ces derniers tentent de reconquérir la dernière région de Syrie détenue par les milices d'opposition islamistes parrainées par Washington et les puissances impérialistes européennes depuis le début de la guerre par procuration de l'OTAN pour le changement de régime en Syrie en 2011.
Au moins 58 soldats turcs ont été tués à Idlib depuis début février, dont 36 lors d'une attaque lancée avec l'approbation de la Russie le 27 février. La Turquie a riposté avec une nouvelle offensive contre les positions du gouvernement syrien dimanche, tuant par drones et bombardements des dizaines de membres des forces pro-Assad.
L'accord conclu à Moscou prévoit un cessez-le-feu dès minuit dans la province du nord-ouest de la Syrie. Poutine et Erdogan ont également convenu de la création d'un couloir de sécurité pour les civils fuyant les affrontements militaires devant être patrouillés conjointement par les troupes turques et russes à partir de la mi-mars. La zone de sécurité s'étendra sur six kilomètres de part et d'autre de l'autoroute est-ouest M4.
Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdogan pendant la conférence de presse après leurs pourparlers (source : en.kremlin.ru)
Les deux dirigeants ont mis l'accent sur les intérêts communs et les relations bilatérales. Poutine a commencé la réunion en exprimant sa tristesse devant la mort de soldats turcs, ajoutant que les forces syriennes n'avaient pas connaissance de la position des soldats turcs lorsqu'elles ont lancé l'attaque. Cela revenait toutefois à un aveu tacite de complicité russe, car les avions russes contrôlent l'espace aérien au-dessus d'Idlib.
Erdogan, pour sa part, a décrit les relations turco-russes comme étant «au beau fixe», affirmant qu'il était heureux de se rendre à Moscou afin d'épargner à Poutine la peine de voyager au milieu des efforts du président russe pour faire passer des réformes constitutionnelles.
Mais de telles manifestations de solidarité ne peuvent pas cacher le fait que Moscou et Ankara poursuivent des intérêts rivaux en Syrie, où le soutien de l'OTAN à diverses milices islamistes a conduit à un conflit de neuf ans qui a coûté la vie à des centaines de milliers de personnes et forcé des dizaines de millions à fuir. Maintenant, la guerre impérialiste déclenchée par les États-Unis pour le changement de régime à Damas se transforme en une guerre plus large, impliquant pêle-mêle des puissances régionales et mondiales.
Alors que Moscou soutient le régime d'Assad, qui accorde à la Russie une présence militaire sur la Méditerranée avec deux bases militaires côtières, le gouvernement d'Ankara s'oppose à la reconquête du territoire par le gouvernement syrien. Premièrement, il craint une nouvelle vague de réfugiés à travers sa frontière sud dans des conditions où 3,7 millions de réfugiés vivent déjà en Turquie. Deuxièmement, il craint que si les forces turques perdent le contrôle du nord de la Syrie, les milices kurdes des YPG pourraient consolider un État kurde de fait à la frontière sud d'Ankara, ce qui pourrait étendre la guerre en Turquie même.
Ces conflits sont exacerbés par les efforts agressifs des puissances impérialistes, emmenées par les États-Unis, pour exercer leur contrôle géopolitique et économique sur la Syrie et le Moyen-Orient en général. L'abandon par le président Trump de la milice kurde des YPG et le retrait des troupes américaines du nord de la Syrie, qui ont déclenché cette dernière invasion turque en octobre dernier, ne représentaient en aucun cas une retraite de Washington de la région. Au contraire, le Pentagone, qui a maintenu la présence de quelque 500 soldats pour occuper les champs pétrolifères syriens, concentre ses efforts sur le renforcement de sa coalition anti-iranienne à travers le Moyen-Orient afin de consolider la campagne économique de Washington de «pression maximale» sur Téhéran par des préparatifs à la guerre.
Des discussions sont en cours au sein du gouvernement Trump sur l'opportunité d'offrir une aide militaire à la Turquie. «Nous croyons fermement que notre partenaire de l'OTAN, la Turquie, a le droit de se défendre contre le risque créé par ce que font Assad, les Russes et les Iraniens à l'intérieur de la Syrie», a déclaré hier le secrétaire d'État Mike Pompeo au département d'État. «Le gouvernement turc nous a demandé certaines choses. Nous évaluons toutes ces demandes.»
De leur côté, les puissances européennes ne sont pas moins déterminées à obtenir leur part du pillage du nouveau partage du Moyen-Orient. La chancelière allemande Angela Merkel s'est entretenue avec Erdogan et Poutine avant la réunion de jeudi pour exiger qu'ils acceptent un cessez-le-feu et la création d'une «zone de sécurité» à Idlib. La ministre allemande de la défense, Annegret Kramp-Karrenbauer, a évoqué mercredi la possibilité d'imposer des sanctions à la Russie si elle refusait d'arrêter les combats, tout en exhortant Erdogan à reconnaître que les puissances occidentales peuvent être des partenaires plus fiables que Moscou.
Si les puissances européennes n'ont pas dévoilé de plans pour une intervention immédiate, c'est uniquement en raison de leur faible position militaire actuelle en Syrie, qu'elles s'efforcent de développer et de renforcer. Comme l'a déclaré le haut représentant de la politique étrangère de l'UE, Josep Borrell, dans des commentaires soutenant la création d'une zone d'exclusion aérienne pour les avions syriens au-dessus d'Idlib, «L'Union européenne ne peut pas décider d'avoir une zone tampon en Syrie. Nous aimerions être en mesure de parler le langage de la force, mais pour le moment nous ne pouvons pas décider cela tout seul.»
L'accord de jeudi ne concilie pas les intérêts diamétralement opposés de la Turquie et de la Russie en Syrie, mais semble constituer un bref répit avant la reprise des hostilités. Que cela puisse arriver plus tôt que tard a été signalé par la remarque d'Erdogan lors de la conférence de presse conjointe avec Poutine jeudi selon laquelle les forces turques conservent le droit de frapper les troupes syriennes en cas d'attaque.
L'accord de cessez-le-feu précédent, l'accord de Sotchi de 2018, n'a jamais été pleinement mis en œuvre et a été rompu au cours des derniers mois. L'accord prévoyait la création d'une zone tampon à Idlib tant que les troupes turques séparaient les milices islamistes radicales associées à Al-Qaïda des rebelles dits «modérés», et la Russie empêchait une offensive des forces d'Assad pour reprendre la province.
En fait, les milices liées à Al-Qaïda dominent les rebelles islamistes à Idlib avec lesquels la Turquie est alliée, ce qui rend impossible la création de forces de combat composées uniquement de «modérés». Ankara a non seulement refusé de tenter de séparer les milices, mais a également commencé à en envoyer des contingents en Libye pour se battre pour le compte du gouvernement libyen de Fayez al-Sarraj. Alors que la Turquie s'est alignée sur le gouvernement al-Sarraj dans la guerre civile déclenchée par l'OTAN dans ce pays d'Afrique du Nord, avec le double objectif de garantir les investissements turcs dans le pays et de renforcer les revendications d'Ankara sur les gisements de gaz naturel découverts en Méditerranée orientale, la Russie a soutenu l'opposition menée par le général Khalifa Haftar.
Dans ces conditions, la Russie a validé et soutenu l'offensive prévue depuis longtemps sur Idlib par Damas, dont la victoire entraînerait la défaite des rebelles islamistes qui mènent la guerre contre le régime d'Assad depuis 2011 en étant soutenus par les États-Unis. Depuis le début de l'offensive de décembre, près d'un million de personnes ont été déplacées et quelque 300 civils tués.
Alors que le conflit menace de dégénérer en un affrontement militaire direct avec la Russie, Erdogan a lancé un appel à la solidarité de l'OTAN la semaine dernière avant d'ouvrir les frontières turques aux réfugiés qui cherchent à fuir en Europe, dans le but de forcer les puissances européennes à soutenir ses objectifs de guerre. Jeudi, le ministre turc de l'intérieur, Suleyman Soylu, est allé plus loin en annonçant le déploiement de 1000 policiers lourdement armés à la frontière turco-grecque pour empêcher les gardes-frontières grecs de repousser les réfugiés en fuite vers la Turquie. L'armée et la police grecques ont eu recours aux gaz lacrymogènes et aux tirs à balles réelles contre des réfugiés sans défense, mesures pleinement approuvées par l'UE. Au moins un réfugié est décédé d'une balle dans la tête.
(Article paru en anglais le 6 mars 2020)