16/03/2020 lesakerfrancophone.fr  12 min #170421

La réponse de l'élite dirigeante à la pandémie de coronavirus: la négligence maligne

La Bourse ou la Vie : un schéma peu ordinaire

Wall Street serait-il la cause du délai mis par l'OMS à qualifier officiellement de pandémie l'expansion explosive du coronavirus ?

Par Withney Webb − Le 26 février 2020 − Source  MintPress News

Un titre obligataire spécialisé et peu connu, créé en 2017, par la Banque mondiale pourrait expliquer pourquoi les autorités sanitaires américaines et mondiales ont refusé de qualifier de «pandémie» la propagation mondiale du nouveau coronavirus. Ces obligations, maintenant souvent appelées «obligations pandémiques», visaient apparemment à transférer aux marchés financiers le risque de pandémies potentielles dans les pays à faible revenu.

Pourtant, à la lumière de l'épidémie croissante de coronavirus, les investisseurs qui ont acheté ces produits pourraient perdre des millions si les autorités sanitaires mondiales devaient utiliser cette qualification de pandémie en relation avec l'augmentation des cas de coronavirus dans le monde.

Mardi, les responsables fédéraux de la santé au Center for Disease Control and Prevention (CDC) ont  annoncé qu'ils se préparaient à une «pandémie potentielle» du nouveau coronavirus qui est apparu pour la première fois en Chine à la fin de l'année dernière. L'Organisation mondiale de la santé (OMS) a  déclaré qu'environ 80 000 personnes dans le monde ont contracté la maladie, la plupart en Chine, tandis que plus de 2 700 sont décédées.

Malgré tout, certains ont fait valoir que les inquiétudes du CDC concernant une éventuelle pandémie sont venues trop tard et que des mesures auraient dû être prises bien plus tôt. Par exemple, au début de février, le Dr Anthony Fauci, directeur de l'US National Institute of Allergy and Infectious Disease, avait  déclaré au New York Times que le coronavirus est «très, très contagieux, et qu'il va presque certainement provoquer une pandémie», et l'ancien directeur du CDC, le Dr Thomas R. Frieden, avait fait écho à ces préoccupations à l'époque, déclarant qu'il était «de plus en plus improbable que le virus puisse être contenu».

Malgré ces avertissements, parmi tant d'autres, le CDC a attendu pour annoncer sa crainte que le virus ne se propage à travers les États-Unis. Cette annonce de mardi a agité les marchés,  anéantissant 1 700 milliards de dollars de valeur boursière en seulement deux jours. L'avertissement du CDC aurait  mis en colère le président Trump, qui a accusé l'agence d'avoir effrayé inutilement les marchés financiers.

Il faut remarquer que les fonctionnaires de l'OMS ont adopté une approche encore plus prudente que le CDC dans leurs récents commentaires, déclarant qu'il est encore «trop tôt» pour qualifier l'épidémie de coronavirus de «pandémie» tout en affirmant qu'il « est temps de faire tout ce qu'il faudrait faire pour se préparer à une pandémie. »

Le refus de qualifier l'épidémie de pandémie est étrange, car ce terme  fait référence à une épidémie ou à une maladie à propagation rapide qui affecte deux régions ou plus dans le monde. Cela décrit la propagation géographique actuelle du nouveau coronavirus, qui a maintenant entraîné beaucoup de cas loin de la Chine, à savoir en Italie et en Iran. Des pays plus proches de la Chine, comme la Corée du Sud, ont également récemment connu une explosion de nouvelles infections à coronavirus.

Il est possible que des inquiétudes concernant l'utilisation du mot «pandémie» bouleversent les marchés mondiaux et conduisent à des turbulences économiques, similaires à ce qui est arrivé au marché boursier américain après l'annonce du CDC mardi. Bien que de telles préoccupations soient légitimes, il existe également des preuves qu'une catégorie particulière d'obligations émises par la Banque mondiale, qui sont étroitement liées aux déclarations officielles de pandémies peut également être responsable d'avoir convaincu les responsables de l'OMS et du CDC d'éviter l'utilisation de ce terme, même si le les conséquences de cette action pourraient avoir un impact négatif sur la santé publique mondiale.

Obligations pandémiques : un «schéma pas comme les autres»

En juin 2017, la Banque mondiale a  annoncé la création d'obligations spécialisées qui seraient utilisées pour faciliter le mécanisme de financement d'urgence en cas de pandémie - Pandemic Emergency Financing Facility (PEF) - si celle-ci est officiellement reconnue - c'est-à-dire reconnue par l'OMS.

Ils ont été essentiellement vendus sous l'hypothèse que ceux qui ont investi dans les obligations perdraient leur argent si l'une quelconque des six pandémies mortelles frappait, y compris le coronavirus. Maintenant, si une pandémie ne se produisait pas avant l'échéance des obligations le 15 juillet 2020, les investisseurs recevraient ce qu'ils avaient initialement payé plus des intérêts et des primes calculées entre la date d'achat et la date d'échéance de l'obligation.

Le PEF, que ces obligations pandémiques financent, a été créé par la Banque mondiale «pour canaliser le financement d'urgence vers les pays en développement confrontés au risque de pandémie» et ces soi-disant «obligations pandémiques» étaient destinées à transférer le risque de pandémie aux marchés financiers mondiaux, dans les pays à faible revenu. Selon un  communiqué de presse de la Banque mondiale lors du lancement des obligations, l'OMS a soutenu l'initiative.

Cependant, ces «obligations pandémiques» ne sont que la partie visible de l'iceberg. Par exemple, le PEF a une «structure de financement unique [qui] combine le financement des obligations émises aujourd'hui, avec des dérivés de gré à gré [over-the-counter] qui transfèrent le risque de pandémie à des contreparties dérivées» [ouvrant ainsi ces instruments financiers à la spéculation, NdT]. La Banque mondiale a  affirmé que cette structure avait été utilisée pour «attirer un ensemble d'investisseurs plus large et plus diversifié».

Les critiques, cependant, ont  appelé ce système inutilement alambiqué du «pillage autorisé par la Banque mondiale» qui enrichit les intermédiaires et les investisseurs au lieu des destinataires supposés des fonds, dans ce cas les pays à faible revenu qui luttent contre une pandémie. Ces critiques ont  demandé pourquoi l'on n'a pas simplement donné ces fonds à un organisme comme le Fonds de prévoyance pour les urgences de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), où les fonds pourraient aller directement aux besoins des pays touchés.

L'OMS décide notamment si une pandémie répond aux critères qui verraient l'argent des investisseurs acheminé vers les pays atteints par la pandémie, plutôt que vers leurs propres poches, ce qui se produirait si aucune pandémie n'était déclarée d'ici à la date à laquelle les obligations devraient arriver à échéance en juillet prochain.

En 2017, le site d'information Quartz a  décrit le mécanisme des «obligations pandémiques» comme suit :

Les investisseurs achètent les obligations et reçoivent en retour des coupons réguliers. En cas d'épidémie, les investisseurs ne récupèrent pas leur argent initial. Il existe deux catégories de dettes, qui devraient toutes deux arriver à échéance en juillet 2020.

La première a levé 225 millions de dollars et présente un taux d'intérêt d'environ 7%. Le paiement est suspendu en cas d'apparition de nouveaux virus grippaux ou coronaviridae (SRAS, MERS). La deuxième, plus risquée, a levé 95 millions de dollars à un taux d'intérêt de plus de 11%. Cette obligation conserve l'argent des investisseurs en cas d'épidémie de filovirus, de coronavirus, de fièvre de Lassa, de fièvre de la vallée du Rift et / ou de fièvre hémorragique de Crimée-Congo. La Banque mondiale a également émis 105 millions de dollars de  dérivés de swap qui fonctionnent de manière similaire."

En 2017, la Banque mondiale a émis pour 425 millions de dollars d'obligations pandémiques, la vente aurait été souscrite à 200%, «avec des investisseurs désireux de mettre la main sur les hauts rendements proposés», selon les  rapports. Les primes que les détenteurs d'obligations ont reçues jusqu'à présent ont été en grande partie financées par les gouvernements du Japon et de l'Allemagne, qui sont également les  principaux États bailleurs de fonds de l'OMS, derrière les États-Unis et le Royaume-Uni. Des rapports ont affirmé que la plupart des détenteurs d'obligations sont des entreprises et des particuliers basés en Europe.

Certains analystes ont fait valoir que ces obligations pandémiques n'avaient jamais été conçues pour aider les pays à faible revenu touchés par une pandémie, mais plutôt pour enrichir les investisseurs de Wall Street. Par exemple, le prévisionniste économique américain Martin Armstrong a  qualifié les obligations pandémiques de la Banque mondiale de «pari géant dans le casino financier mondial» et un «régime pas comme les autres», arguant récemment que ces obligations pourraient présenter «une bombe à retardement de dérivés structurés» susceptible de bouleverser les marchés financiers si une pandémie est déclarée par l'OMS. Armstrong a poursuivi en déclarant qu'il était dans l'intérêt de l'OMS de déclarer l'épidémie de coronavirus une pandémie, mais a noté que, ce faisant, les obligataires subiraient des pertes importantes.

Même des économistes de l'establishment, comme l'ancien économiste en chef de la Banque mondiale et secrétaire au Trésor, Larry Summers, ont critiqué le programme de la Banque mondiale,  qualifiant le PEF de «bêtise financière». Bodo Ellmers, directeur du programme de financement du développement durable du Global Policy Forum, a également  qualifié les obligations pandémiques d'«inutiles», tandis qu'Olga Jonas, qui a travaillé à la Banque mondiale en tant qu'économiste pendant plus de 30 ans, a  déclaré que le programme était «conçu pour échouer» parce que les obligations ont été conçues pour «réduire la probabilité de paiement».

Chris Irons, analyste économique et commercial et animateur du podcast «Quoth the Raven», a  déclaré à MintPress News que, en ce qui concerne les obligations pandémiques, «ce qui est important est de se concentrer sur ceux qui bénéficieront de la non déclaration de pandémie», une tâche difficile étant donné que l'identité de la plupart des détenteurs d'obligations n'est pas actuellement accessible au public.

Irons a également noté que, selon lui, «l'OMS et le CDC ont été pris un peu au dépourvu ici» et que certains gouvernements qui financent l'OMS, en particulier l'administration Trump, semblent « plus préoccupés par le marché boursier que de donner aux gens des informations qui peuvent être nécessaires et vitales. » Il a ajouté que la pression à huis clos sur l'OMS de la part de ceux qui risquent de perdre financièrement suite à une déclaration officielle de pandémie serait «sans surprise».

Comment déclencher un paiement

À mesure que l'épidémie de coronavirus se développe, l'inquiétude a grandi parmi ceux qui ont investi dans des obligations pandémiques qui déclencheront les paiements aux pays touchés par le coronavirus, malgré le retard manifeste de l'OMS à déclarer l'épidémie pandémique. Alors que l'OMS pourrait théoriquement modifier les critères qui déclencheraient le paiement en faisant perdre beaucoup aux détenteurs d'obligations, certains rapports récents ont affirmé que les détenteurs d'obligations cherchaient à se  débarrasser des obligations avant leur date d'échéance de juillet.

Le média allemand Deutsche-Welle a  noté que le seuil déclencheur de la première catégorie d'obligations pandémiques, d'une valeur de 225 millions de dollars, aurait normalement déjà été atteint en raison du critère de plus de 2 500 décès dans un «pays en développement». Cependant, l'OMS a déclaré que cela ne répondait pas au critère car elle ne considère pas la Chine comme un pays en développement, même si les propres critères de la Banque mondiale  considèrent la Chine comme un pays en développement.

Pour la deuxième catégorie d'obligations pandémiques, la plus risquée, ces obligations sont déclenchées quand la maladie en question passe une frontière internationale et fait plus de 20 morts dans le deuxième pays. Au moment de la publication de cet article, l'Iran a  enregistré au moins 50 décès, ce qui aurait dû déclencher cette deuxième catégorie d'obligations pandémiques, d'une valeur de 95 millions de dollars. Pourtant, l'OMS n'a pas encore commenté sur la façon dont ce critère, pour les obligations de deuxième catégorie, a été respecté.

La décision de l'OMS de refuser d'utiliser le «mot p» peut être le résultat de plusieurs facteurs, bien que les obligations pandémiques pèsent lourd - 425 millions de dollars - comme incitation à ne pas le faire. Bien que le refus d'utiliser ce terme puisse plaire aux détenteurs d'obligations pandémiques, il pourrait avoir des conséquences négatives majeures pour la santé publique mondiale, en particulier compte tenu du fait qu'une action précoce contre les épidémies pandémiques est largement considérée comme un impératif.

Whitney Webb est une journaliste de MintPress News basée au Chili. Elle a contribué à plusieurs médias indépendants, dont Global Research, EcoWatch, le Ron Paul Institute et 21st Century Wire, entre autres. Elle a fait plusieurs apparitions à la radio et à la télévision et est la lauréate 2019 du prix Serena Shim pour l'intégrité sans compromis dans le journalisme.

Traduit par jj, relu par San pour le Saker Francophone

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