Comment assurer une présence navale suffisante en mer Noire pour répondre à l'accroissement de l'empreinte militaire russe dans la région ?
Voilà le « casse-tête » auquel s'astreint l'OTAN, qui doit tenir compte de plusieurs paramètres. En préparation depuis l'hiver 2019 : un paquets de mesures sécuritaires incluant le renforcement des capacités aériennes et navales de l'Alliance dans la région du Pont Euxin. Selon un « 𝕏 tweet » de la représentante des États-Unis à l'OTAN, Kay Bailey Hutchison, les Alliés se seraient entendus dès avril dernier sur la nécessité « d'augmenter la sécurité » dans la région. Ce « Black Sea Package » de mesures se heurte cependant à plusieurs obstacles bien connus.
Tout d'abord, le coût de cette présence navale, et les enjeux capacitaires (qui va déployer quoi, et quand ?). L'ordre de bataille des marines roumaine et bulgare leur permet tout juste à ce jour d'assurer les missions de souveraineté qui incombent à un État disposant d'un littoral à protéger et à surveiller. Viennent ensuite les contraintes juridiques qui pèsent sur la présence navale étrangère (celle des États non-riverains) en mer Noire du fait de la Convention de Montreux (1936). Enfin, le facteur turc, qui donne du fil à retordre à l'Alliance. Bien que la Turquie soit membre de l'OTAN, en mer Noire, Ankara a cependant tendance à faire passer ses intérêts avant ceux des Alliés. L'histoire, mais aussi la perception turque qu'en mer Noire, sa sécurité dépend avant toute chose de ses relations de bon voisinage avec la Russie, expliquent notamment ce positionnement.
« Repousser » les limites de Montreux
La dimension navale du théâtre mer Noire a été (re)mise en lumière lors de l'incident de Kertch survenu entre la Russie et l'Ukraine au mois de novembre dernier. Depuis, l'OTAN s'est employée à augmenter sa présence navale dans la région. Rien que sur les 6 premiers mois de 2019, les navires de l'Alliance auront assuré une « permanence » en mer Noire qui a déjà dépassé en jours celle qui fut la leur pour l'année 2016 entière (près de 160 jours cumulés). Les unités qui « testent » les limites de la Convention de Montreux sont plus nombreuses : les frégates hollandaise F-805 Evertsen et canadienne Toronto, ainsi que le navire de recherche britannique HMS Echo auront ainsi passé 21 jours chacun dans le bassin pontique, soit le maximum autorisé pour les bâtiments de guerre des États non-riverains de la mer Noire (art. 18 de la Convention de Montreux) aux mois d'avril-mai derniers. Or, la majorité des navires de l'OTAN restent rarement au-delà de la dizaine de jours, en règle générale.
Présence navale des navires de l'OTAN en mer Noire, 2014-2019 (S1), en jours cumulés
Graphique réalisé par l'auteur à partir de la base de données du blog Turkish Navy.net. Les allers et venus des navires n'étant pas donnés avec exactitude, il convient de prendre ces valeurs pour des ordres de grandeur.
Repousser les limites de la Convention de Montreux : il s'agit d'une option envisagée par certains à Washington, afin d'optimiser l'empreinte navale de l'Alliance en mer Noire. Autrement dit, s'il ne s'agit pas de remettre en question la lettre du texte, son esprit se trouverait néanmoins bousculé avec de telles mesures. Parmi les pistes explorées : déployer de petits patrouilleurs légers américains en permanence. Afin que ces derniers ne tombent pas sous le coup des limites de temps imposées par Montreux, l'idée serait de les « exfiltrer » dans le Danube à temps afin de les soustraire à l'espace maritime mer Noire, avant de les y renvoyer. Autre option : mettre ces patrouilleurs à sec, à terre, pendant un certain laps de temps, là aussi dans un souci de rester « dans les clous » vis-à-vis de Montreux. La Roumanie jouerait ici un rôle centrale en ouvrant les bouches du Danube aux patrouilleurs américains et en étant le pays hôte pour les patrouilleurs américains.
Autre axe dont l'exploration se poursuit de longue date : le renforcement capacitaire des marines alliées (Bulgarie, Roumanie). C'est dans ce contexte que Bucarest a choisi pour son appel d'offres la proposition préparée par Naval Group et Santieru Naval Constanta portant sur 4 corvettes multi-missions Gowind, le 3 juillet dernier, pour un montant de €1,2 milliard (comprenant aussi la modernisation des frégates de type 22, et la construction d'un centre de maintenance et de formation). Des capacités roumaines renouvelées pourraient se traduire à terme par une présence navale allégée de la part des marines des pays n'appartenant pas à la région. Dans la même logique, on se souvient que, hors OTAN, Washington avait livré l'année dernière des petits patrouilleurs à la marine ukrainienne...
Aujourd'hui, si ni l'esprit, ni la lettre de la Convention de Montreux ne sont en danger, il n'en demeure pas moins que l'accroissement de l'activité navale de l'OTAN en mer Noire ne serait pas du goût d'Ankara si cette tendance venait à se confirmer. Le texte de Montreux demeure la clef de voûte de l'entente russo-turque dans le Pont Euxin. Le vice ministre russe des Affaires étrangères, Alexandre Gruchko (ancien représentant de la Russie à l'OTAN) rappelait ainsi, lors de la conférence sur la sécurité de Munich en février dernier, que ses termes devaient être strictement observés. En avril, il dénonçait l'accroissement de l'activité navale otanienne en mer Noire. Si la rotation de submersibles à laquelle la Russie s'est livrée au printemps dernier entre le Levant et la mer Noire a pu susciter des protestations notamment à Kiev, il n'en demeure pas moins qu'Ankara n'a rien trouvé à y redire. Côté turc, on se souvient qu'en 2016, au plus fort des tensions avec Moscou suite à l'affaire du Sukhoï russe abattu par la chasse turque, Ankara avait opposé une fin de non recevoir à une initiative roumaine visant à institutionnaliser une task force navale de l'OTAN en mer Noire, proposée lors du sommet de l'Alliance à Varsovie.
source: rusnavyintelligence.com