Carlos Varea
Translated by Philippe Cazal
Mark Zuckerberg, l'inventeur de Facebook (personnage central, et antipathique, du film The Social Network*), a déclaré lors d'une rencontre à Paris en mai 2011 : « Les récentes révolutions arabes ne sont pas nées grâce à Facebook. Elles se sont produites parce que les gens de ces pays ont pris en main leur destin, même si internet les y a aidés, bien sûr. »
Celui qui aurait bien pu s'approprier le succès des révoltes sociales arabes tombe juste : « Penser cela serait arrogant et irréel. » Les réseaux sociaux ont rendu possible ce que la répression des régimes arabes empêchait : articuler en dehors des structures politiques traditionnelles démunies les vieilles revendications collectives. On a aussi affirmé que les révolutions arabes ont été encouragées par Al Jazira, jetant ainsi le doute sur leur spontanéité et sur leurs objectifs. Certes, le Qatar, dont la famille royale est propriétaire de la chaîne, rentabilise politiquement sa capacité médiatique, en relation également avec les protestations citoyennes arabes (par exemple, en accueillant en avril 2011 le premier sommet international sur le conflit en Lybie), mais cela ne remet pas en question l'enracinement ni le caractère authentique de celles-ci.
Si le vecteur de propagation des révoltes dans les pays arabes peut surprendre (une modernité inconcevable dans un monde que nous imaginons paralysé et archaïque), leur point de départ, apparemment antithétique avec le moyen utilisé pour les propager, est très significatif : l'immolation de Tariq Tayyib Mohammed Bouazizi, un jeune Tunisien, vendeur ambulant de la ville marginalisée de Sidi Bouaziz que la police avait humilié et frappé après lui avoir confisqué son chariot. Qu'y a-t-il derrière cet acte extrême ? Non pas l'idéologie réactionnaire des suicides islamistes, mais l'expression désarmée de toute l'impuissance et la désespérance de ce monde. C'est ça le combustible des révoltes arabes et, comme des fétus de paille accumulés, il s'embrase facilement. Comme Zuckerberg, sans doute le jeune Bouazizi affirmerait que son exemple a eu pour seule vertu d'allumer une mèche déjà brandie vers l'explosion arabe, l'événement le plus inattendu et le plus porteur d'espoir de la première décennie du XXIe siècle.
Yassin Alkhalil, Syrie
C'est ainsi que ça s'est passé. Depuis lors, le geste symbolique de l'indigné Bouazizi a déclenché des révoltes dans la grande majorité des pays arabes, tant au Maghreb qu'au Machrek, et même dans une pétromonarchie du Golfe. Les révoltes arabes ont déjà emporté deux dictateurs – d'abord Ben Ali puis Moubarak – et peut-être maintenant un troisième, Ali Abdallah Saleh, président du Yémen, qui en ce moment se trouve en Arabie Saoudite. Toujours pacifiques – après leur triomphe initial – en Tunisie et en Egypte, elles ont dérivé dans d'autres pays en conflit armé ou elles sont réprimées avec une graduation dans la violence qui va de la répression modérée au Maroc à celle, sanglante, en Syrie. Au Bahreïn et en Libye, elles ont entraîné des interventions armées extérieures qui, intéressées dans les deux cas, expriment la complexité et le caractère imprévisible que peuvent prendre les événements. Il y a eu aussi des appels à mobilisation et des manifestations à Gaza et en Cisjordanie qui ont été réprimés avec autant de brutalité – là-dessus ils sont d'accord - respectivement par le Hamas et par l'Autorité palestinienne. La réconciliation des deux camps palestiniens au Caire est due au changement interne que la révolte de la Place Tahrir a produit en Egypte, mais aussi à l'indignation croissante de la population palestinienne, prisonnière d'une double partition.
Travail d'un étudiant de l'Ecole des Arts et métiers de Gabès, Tunisie, avril 2011
Photo Fausto Giudice, Tlaxcala
L'arabiste Luz Gómez García l'a rappelé avec justesse : ces faits nous surprennent parce que nous méconnaissons la réalité arabe, dont seul nous parvient le reflet sordide de ses gouvernants. Les populations arabes se sont mobilisées massivement contre l'invasion de l'Irak en 2003 et on ne peut comprendre la rapidité, le dynamisme, la profondeur et l'endurance des révoltes arabes qu'en admettant qu'elles se sont produites dans des sociétés beaucoup plus articulées et politisées que ce que nous imaginons. C'est particulièrement vrai pour les deux premières, la tunisienne et l'égyptienne, où les secteurs syndicaux et les associations civiles ont pu ancrer dans la rue les appels lancés par les réseaux sociaux virtuels. Ce sont ces secteurs syndicaux et sociaux qui, dans les deux pays, essaient d'articuler politiquement le mouvement face aux élections promises par les gouvernements de transition.
Il n’ya pas lieu de s’interroger sur la possibilité que les révoltes arabes soient fomentées de l’extérieur, comme tous les régimes menacés l’affirment. C’est faux : les révoltes sont authentiques. Une autre question est de savoir si l’ingérence d’acteurs locaux ou extérieurs peut réussir à les manipuler ou à les dénaturer. A nouveau, comme dans presque tous les moments critiques de l’histoire de la région, la clef se trouve dans ce qui va se passer en Egypte, selon que la révolution s’imposera ou non dans ce pays, charnière géographique, humaine et politique du monde arabe. Le moteur des révoltes arabes est le ras-l’bol collectif face à des régimes qui, sans plus aucune nuance politique qui puisse les distinguer, ont fait des pays qu’ils gouvernent leur domaine privé et de leurs citoyens des sujets dépourvus d’un quelconque droit. Tout comme les revendications de toutes les révoltes arabes sont simples, directes et identiques, la nature des régimes qu’elles prétendent renverser pacifiquement est aussi unique : c’est la lie immonde de décennies d’impunité et de corruption. Tous les régimes arabes soit sont des monarchies formelles soit se sont transformés en républiques héréditaires. La corruption, le cynisme et la répression forment le trépied sur lequel ils s’appuient ; la quatrième patte, bien sûr, est la tolérance envers eux de l’Occident mais aussi de la Chine et de la Russie, qui se préparent à tirer profit des révoltes et de la chute ou de la survivance de leurs dictateurs.
Il est condamnable que l’Otan intervienne en Libye pour maintenir leur contrôle sur un territoire et des ressources que Kadhafi a déposé à leurs pieds il y a longtemps déjà (la Libye est le pays qui a accueilli le plus grand nombre de vols secrets de la CIA) ; mais cela n’enlève pas une once de légitimité à une révolte qui a trouvé son origine dans un rassemblement de protestation d’avocats devant une prison de Tripoli, pas plus que cela n’octroie à Kadhafi une once de légitimité comme certains l’ont estimé (y compris, ce qui est déplorable, Fidel Castro). Comme Kadhafi, El Assad a recours (Ben Ali et Moubarak l’ont fait aussi) au clin d’œil facile à l’Occident : « Nous sommes un rempart face à Al-Qaïda » - affirme-t-il – ou, alternativement : « avec notre chute, ce sera le chaos ». Il est certain que le régime syrien assassine sans pudeur ses citoyens devant la passivité inquiète des gouvernements d’Europe et des USA, qui ont toujours compris (à côté d’Israël – la fonction régionale de la dynastie El Assad depuis 1970 : contrôler, au bénéfice d’eux tous, manu militari s’il le faut (que l’on se souvienne de l’occupation militaire du Liban en 1976 sous le paravent de la Ligue Arabe et avec l’appui occidental), le mouvement nationaliste arabe (et palestinien). Mais le plus surprenant est que, si l’intervention en Libye a suscité dans notre pays des manifestations de protestation, la mort de plus d’un millier de citoyens syriens sous les tirs des francs-tireurs, des chars et des hélicoptères du régime n’ait pas activé notre solidarité. Il n’y a pas de régime arabe progressiste.
Travail d'un étudiant de l'Ecole des Arts et métiers de Gabès, Tunisie, avril 2011
Photo Fausto Giudice, Tlaxcala
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Le cynisme du régime syrien (et de quelques égarés de chez nous qui font son apologie) est insultant : opposer son laïcisme supposé à la fragmentation sectaire pour justifier le maintien de la dictature oligarchique qu'il représente face à la revendication de démocratie réelle que son peuple réclame. Ce n'est pas un hasard si l'occupation de l'Irak a amené l'implosion sectaire, si en Egypte explose la violence entre coptes et musulmans, si le Yémen se précipite vers une guerre tribale, si l'on attire l'attention sur le risque de rupture confessionnelle en Syrie, si au Maroc Al Qaïda donne la réplique au mouvement avec l'attentat de Marrakech. L'alternative n'est pas entre soumission néo-coloniale et dictature autochtone. Au-delà de la chute des régimes arabes, ce qui est en jeu c'est l'identité arabe elle-même, qui émerge, intégratrice et plurielle, qui veut articuler modernité et essence, démocratie et souveraineté. Qu'elles triomphent ou qu'elles échouent, les mobilisations citoyennes de 2011 du Maroc à l'Irak nous ont offert une image inédite – l'image réelle, possible – de ces sociétés et de leurs secteurs les plus dynamiques.
Les révolutions arabes se produisent après deux décennies pendant lesquelles on a essayé d'assimiler la résistance arabe à Al Qaïda ou au confessionnalisme politique. Mais leurs acteurs sont des jeunes formés, des femmes, des professionnels au chômage et des ouvriers, qui ont les mêmes aspirations que les nôtres, ce ne sont pas les apôtres de Ben Laden ou de quelque ayatollah. « Démocratie réelle », « Démocratie participative », « Fin de la corruption », « Fin de l'enrichissement spéculatif », « Droits sociaux » : Est-ce que par hasard ces slogans ne nous disent rien ? Ce sont bien ceux que l'on a entendus sur les places Tahrir de n'importe quelle ville arabe et ce sont aussi ceux du mouvement du 15 Mai. « Indignation » : Ce sentiment n'est-il pas aussi le nôtre ? « Notre combat s'entrecroise et finira par atteindre un objectif commun : un monde meilleur, plus juste et pacifique », conclut le message envoyé par les jeunes révolutionnaires tunisiens aux campeurs du 15 Mai. Qu'il en soit ainsi.
- Ce texte a été rédigé pour l'Agenda de la Solidarité 2012 du Cedsala (Centro de Documentación y Solidaridad Con América Latina y Africa).
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* The Social Network (le réseau social), film US (2010), réalisé par David Fincher sur un scénario d’Aaron Sorkin et Ben Mezrich, sur l’histoire de Facebook. [NdT]
Courtesy of Tlaxcala
Source: http://www.rebelion.org/noticia.php?id=130642
Publication date of original article: 20/06/2011
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